vendredi 10 octobre 2008

Retour au pays natal, Observation de l’Etat « au concret "

Retour au pays natal

Observation de l’Etat « au concret »

Après cinq ans d’absence « continue », me voila de retour au pays natal. Amours patriotique, familial et amical obligent. Pour me faire une idée plus ou moins partielle du type d’Etat auquel on a affaire j’ai décidé de visiter la Direction Générale des Impôts (DGI), non en tant que visiteur mais usager comme tant d’autres Haïtien-ne-s. L’Etat est en soi une entité abstraite, pour le comprendre ou pour pouvoir remettre en question l’image qu’il donne de lui, il faut l’observer « par le bas », c’est-a-dire à travers les instances administratives étatiques. C’est là que l’Etat agit au concret. C’est à travers les actions des agents administratifs que se manifestent les actes d’arbitrages du politique entre les intérêts et les valeurs pas toujours compatibles.

Le choix de la DGI est capital puisque cette instance est centrale pour l’existence et la survie même de l’Etat (monopole de la fiscalité). La capacité de l’Etat féodal européen à monopoliser la fiscalité a été à la base de l’émergence de l’Etat moderne. Le fonctionnement de la DGI illustre la manière dont l’Etat est organisé. Voilà pourquoi j’ai décidé de visiter cette administration.

Il est 8heures du matin, parmi les 10 primo arrivants je suis à la DGI à la file d’attente pour le « règlement » de la fiscalité. Les agents de sécurité nous annoncent qu’il ne faut pas prendre les escaliers sans leur feu vert. Pendant ce temps-là des gens n’ont de cesse de pénétrer le bâtiment. S’agit-il d’employé-e-s ? Pour lever ce doute j’ai décidé de m’adresser à l’un des agents de sécurité qui m’a tout de suite confirmé qu’il s’agit bien d’employé-e-s. Une heure plus tard, soit neuf heures, continue ce même mouvement ; l’administration qui devait ouvrir à huit heures, n’a toujours pas ouvert ses portes. Vers 9h30, l’Agent de sécurité demande aux 6 primo arrivants d’entrer, ensuite c’est mon tour. En entrant dans l’enceinte du bâtiment, je me suis étonné de voir qu’il y avait une soixantaine de personnes en attente dont celles qui se sont fait passer pour des employé-e-s avec la complicité des « vrai-e-s » employé-e-s. A vrai dire toutes ces personnes ne sont pas passées par la même entrée que les autres usagers « ordinaires ». Il doit y avoir une autre entrée qui leur permet de ne pas prendre la file plus discrètement.

Les usagers qui ont pris la file sont priés de s’asseoir pendant que d’autres personnes accompagnées d’employé-e-s ou de policiers en uniforme continuent d’être servies paisiblement sans passer par la file d’attente. Un usager « ordinaire » - qui s’est levé tôt pour prendre la file – a essayé de protester au près d’un agent de sécurité qui lui intime l’ordre de se taire, en lui faisant comprendre qu’il est très chanceux d’être assis sans être sous le soleil de plomb. J’ai décidé de mettre fin à cette première tranche d’observation pour prendre la file destinée à l’achat de timbre pour l’impression des passeports.

Dans cet autre service situé toujours au même locale. En prenant la file une personne s’avance vers moi et me dit : « atis la se yon tenb ou pral achte la-a »,

- Oui, lui ai-je répondu.

- Ou pa wè kantite moun ki gen nan liy nan la-a ? banm vann ou yonn non

- Combien me le coutera-t-il, lui ai-je demandé ?

- Atis la map pran 500 goud nan menw.

Je lui ai fait comprendre que je ne suis pas intéressé. Pour continuer mon aventure, j’ai donc pris la file – cette file qui tarde à défiler –, entre temps des policiers et des personnes munies de badge de la DGI continue de faire des « va et vient » avec des enveloppes manifestement remplies de dossiers. L’agent de sécurité n’hésite pas non plus à favoriser des connaissances qui ont le privilège de ne pas passer par la file. L’employée qui recueille les dossiers à l’entrée, s’arrange en vue de prendre en charge les dossiers apportés par l’un des racketteurs – celui qui m’avait sollicité à l’entrée – et les transmettre à l’intérieur.

La prochaine étape de mon périple sera l’immigration et l’émigration. Le premier objet qui attiré mon attention dans cet établissement est les dix commandements contre la corruption de l’USAID. Ce panneau accroché au mur est là sans être là. Il semble être dissimulé dans le décor de l’administration publique. Les employés à qui il est censé destiner l’ignorent ou ne le voient tout simplement pas.

Les marchandages des racketteurs sont de plus en plus « indiscrets ». Il y en a qui vont jusqu’à insulter les usagers qui font « la queue » en les qualifiant de « radins » du fait qu’ils n’ont pas sollicité leur service. Dans l’enceinte de l’immigration, si on est pressé et que le service d’extrême urgence (EU) ne fonctionne pas – comme c’était le cas ce jour-là –on peut éviter de prendre la file en filant une poignée de main remplie d’un petit quelque chose à l’agent de sécurité. Il vous fera passer comme si vous aviez rendez-vous.

Il s’agit là de l’institutionnalisation par excellence de la corruption. Les mécanismes de la corruption deviennent des structures complexes qui structurent les mœurs. Les usagers qui assistent impuissants à ce phénomène finissent par l’intégrer complètement au point de croire que ces « agissements sont normaux puisqu’il s’agit de l’Etat ».

Par ailleurs ce qui est, encore, frappant dans ces administrations est l’absence de « l’esprit service ». Les employés n’agissent pas comme des fonctionnaires de l’Etat qui sont là pour fournir du service au public mais considèrent plutôt leurs actions comme un cadeau offert à l’usager et que celui-ci n’a pas à se plaindre, peu importe la qualité des services rendus. La volonté affichée du président Préval de combattre la corruption tarde à porter ses fruits.

Si les actions du gouvernement ne se ressentent pas à la DGI l’un des piliers les plus importants de l’administration publique point n’est besoin de se questionner sur les autres entités administratives plus reculées. La gestion de la douane de Belladère (bas plateau central) ces dernières années est l’exemple parfait d’une corruption banalisée qui gangrène les mœurs et dont les gouvernants semblent concrètement peu enclin à éradiquer.

La corruption devient culturelle. Une volonté politique accompagnée d’action concrète est nécessaire en vue de son atténuation. L’Etat est une entité abstraite que personne n’a jamais rencontré. Pour le comprendre il est bon de l’observer par le « bas ». L’image du haut correspond rarement à la réalité. C’est pourquoi il est tentant d’affirmer que la DGI est à l’image de l’Etat.

Renald LUBERICE

Paris, octobre 08