mardi 23 juin 2009

Lettre ouverte aux parlementaires sur le secteur des industries d’assemblage et les 200 gourdes

Lettre ouverte aux parlementaires sur le secteur des industries d’assemblage et les 200 gourdes

par Leslie Péan

Chers parlementaires,

L’économie et la conduite des affaires commerciales et financières n’ont pas dans leur essence une couleur antidémocratique. L’intelligentsia, la vraie, s’est toujours démarquée du pouvoir des riches et des princes pour défendre les libertés et la démocratie contre les structures traditionnelles consacrant l’asservissement et la subjugation de la multitude. Tout comme il y eut dans l’église catholique des franciscains de la trempe d’un Guillaume d’Ockam pour contester l’autorité que le pape s’octroyait sur les princes, il existe dans le secteur privé des affaires des gens qui n’acceptent pas la tyrannie du capital sur le travail, surtout quand cette tyrannie prend la forme du paiement des salaires de misère aux ouvriers. Le secteur privé des affaires n’est pas monolithique et nous avons eu l’occasion de le souligner en ce qui concerne l’applicabilité de la loi sur le salaire minimum des 200 gourdes dans les industries d’assemblage. Il existe des patrons progressistes qui trouvent insupportables le paiement aux ouvriers de salaires qui ne leur permettent pas de reproduire leur force de travail.
La connaissance du secteur d’assemblage a évolué depuis les travaux de Grunwald, Delatour et Voltaire . Mais cette connaissance est restée biaisée car la plupart des études sur les industries d’assemblage sont réalisées pour les besoins de la propre stratégie des patrons. En plus d’être tributaires de la conjoncture, ces études ne reflètent pas le point de vue de toute la société sur un secteur qui a remplacé le café dans les exportations haïtiennes et qui fournit, après les transferts de la diaspora, le plus grand pourcentage de devises à l’économie nationale. L’État haïtien reconnait sa pertinence seulement quand le sujet est d’actualité et demande des interventions ponctuelles. C’est le cas aujourd’hui avec la question du salaire minimum journalier de 200 gourdes tel qu’analysé dans le rapport produit par Lhermite François pour le compte de l’Association des Industries d’Haïti (ADIH). La rationalité limitée de ce travail a un effet pervers du fait même que c’est le point de vue des patrons qui y est représenté unilatéralement. Les travailleurs et les exigences que postule la reproduction de leur force de travail sont pratiquement ignorés. Toutefois, on y retrouve des éléments intéressants pour éclairer les marges de profit du secteur et des entreprises qui y fonctionnent, mais aussi pour affiner l’analyse afin de comprendre pourquoi le secteur ne peut servir de locomotive pour tirer l’économie nationale.

Le salaire minimum peut augmenter tandis que le pouvoir d’achat diminue

Chers parlementaires,

C’est un moment exceptionnel d’être parlementaire aujourd’hui. Après toutes sortes de manœuvres pour vilipender le vote que vous avez pris concernant la loi sur l’ajustement salarial à 200 gourdes, le président Préval a fait objection finalement à sa promulgation. Pour le secteur de la sous-traitance, le président propose une hausse graduelle du salaire minimum entre 125 et 250 gourdes en 2010 et une nouvelle augmentation entre 150 et 300 gourdes en 2011. Le vice fondamental dans cette vision est de penser en dehors des lois ou encore de les changer quand elles n’arrangent pas les décideurs. Là est l’essence du problème. Les travailleurs ne demandent pas une faveur au président Préval. Ce sont leurs droits qu’ils réclament tels qu’ils sont inscrits dans le Code du Travail. Il importe de régulariser l’ordre social en Haïti en appliquant les lois. Un point, c’est tout. Cette régularisation ne peut pas attendre pour prendre effet en 2010 et en 2011. Les salaires des travailleurs ne peuvent pas être décidés en fonction du bon vouloir des porte-parole des industries d'assemblage mais en fonction du taux d’inflation. Car le salaire minimum peut augmenter en valeur nominale tandis que le pouvoir d’achat des ouvriers diminue à cause de la hausse des prix.
La stratégie économique du gouvernement privilégiant la création de zones franches pour les industries de sous-traitance ne fait qu’aggraver cette hausse de prix à travers l’importation des produits alimentaires (riz, mais, pois, poulets, etc.) en lieu et place du développement de l’agriculture nationale. On se rappelle encore les émeutiers de la faim d’Avril 2008 menaçant d’attaquer le palais présidentiel pour trouver de quoi se mettre sous la dent. Haïti a lâché la proie pour l’ombre puisque les promesses de l’industrie d’assemblage même si elles devraient se matérialiser n’offriraient dans le meilleur des cas des emplois qu’à 3% de la force de travail, c’est-à-dire environ cent vingt mille emplois pour une population en âge de travailler de près de quatre millions. La solution durable pour lutter contre la pauvreté réside dans l’agriculture afin de permettre au pays de produire assez pour se nourrir comme c’était le cas en 1957. Malheureusement avec la nouvelle bible du rapport Collier, la messe est dite en clair pour les industries d’assemblage. Sur un rapport de 19 pages, plus de quatre pages sont consacrées aux industries d’assemblage tandis qu’une seule page traite de l’agriculture et de la sécurité alimentaire. Les bailleurs de fonds sont très forts car ils savent faire semblant. On voit en clair ce qui est important.

Chers parlementaires,

La société haïtienne est prise en tenailles entre l’héritage macabre duvaliériste et les pressions internationales des bailleurs. Le triomphe posthume des tontons macoutes réside justement dans le fait que les structures juridiques qu’ils ont édifiées n’ont jamais été sérieusement remises en question après 1986. C’est avec le Code du Travail formulé par le dictateur François Duvalier en 1961 et remanié en 1982 sous J.C. Duvalier que les « anti-duvaliéristes » continuent de mener le pays. Dans le cas qui nous préoccupe, les victimes de la dictature continuent avec les principes érigés par leurs bourreaux. Duvalier continue de régner sur les travailleurs avec l’article 139 de son Code du Travail dans lequel il est dit : « Le salaire minimum vital doit être périodiquement ajusté aux variations du coût de la vie quand les indices révèlent une augmentation du coût de la vie de 10% ou davantage durant une période d’une année.» Sachant que l’inflation était faible alors, Duvalier a établi le seuil de 10% comme une manière détournée de ne pas faire des ajustements de salaires. De cette manière, les travailleurs avaient perdu annuellement 9% de leur pouvoir d’achat pendant une décennie, jusqu’en 1974, quand Serge Fourcand, ministre du Commerce et de l’Industrie, obtint du président Jean-Claude Duvalier la faveur d’augmenter le salaire minimum journalier nominal de 11 gourdes 50 à 15 gourdes.
Karl Polanyi, économiste hongrois célèbre, est connu pour avoir martelé comment « l’économie est enchâssée dans les relations sociales ». En Haïti, il faudrait ajouter que l’économie est enchâssée dans les relations intimes. Les modifications apportées en 1982 au Code du Travail François Duvalier par Théo Achille, alors super-ministre du Travail et des Affaires sociales sous le gouvernement de Jean-Claude Duvalier, en témoignent. Deux positions s’affrontaient. Celle orthodoxe de l’économiste Carl Braun, alors consultant du groupe Capital Consult demandant une augmentation minimum du salaire et celle humaniste de l’économiste Hervé Denis défendant le point de vue des ouvriers pour une augmentation reflétant la hausse du coût de la vie. Théo Achille, bien qu’ayant engagé personnellement Hervé Denis, trancha en faveur de l’orthodoxie de marché, reléguant les pauvres travailleurs à leur misérable condition. La situation difficile des travailleurs haïtiens a une histoire qu’on ne saurait faire disparaitre d’un revers de main.
Actuellement, dans le domaine des salaires, au taux de change d’un dollar américain pour quarante gourdes haïtiennes, le salaire minimum journalier nominal en République Dominicaine pour l’industrie d’assemblage dans les zones franches est de 213 gourdes et il est de 338 gourdes à l’extérieur de ces zones franches. Il est de 408 gourdes à la Jamaïque, 480 gourdes au Honduras, 233 gourdes au Guatemala, 194 gourdes au Nicaragua, 260 gourdes à El Salvador, 200 gourdes au Mexique. Ces pays sont théoriquement ceux qui devraient concurrencer Haïti pour les industries d’assemblage en cavale et non les pays asiatiques comme le Cambodge. En effet, si les pays comme le Bangladesh ou le Cambodge ont des salaires plus bas, le coût élevé du transport vers le marché américain ne les rend pas plus compétitifs qu’Haïti. On l’a vu au cours de la décennie qui a suivi la chute du dictateur Duvalier en Haïti : les industries d’assemblage ont laissé Haïti pour la Républicaine Dominicaine malgré le fait que les salaires étaient plus élevés d’au moins 50% dans ce pays. À titre de comparaison, en Amérique latine, le Venezuela est le pays qui a le salaire minimum le plus élevé, soit 744 gourdes.

Les comptes d’exploitation réels doivent être examinés

L’étude de Lhermite François se concentre essentiellement sur le coût de la main-d’œuvre dans la fonction de production. Mais, curieusement, les travailleurs et les représentants des syndicats n’ont pas été consultés. L’étude n’analyse pas les autres facteurs de production afin de dégager des stratégies alternatives et des pratiques nouvelles pour faire face à l’intensification de la concurrence internationale. L’accent n’est pas mis sur les acteurs les plus dynamiques du secteur de la confection pour tirer des leçons des meilleures pratiques. Par exemple, Lhermite François mentionne une entreprise qui a un coefficient d’efficience de 86.81%. Mais nous n’en savons pas plus. Pourtant c’est justement cette entreprise qui devrait servir de boussole pour le secteur et qui devrait aider à tirer les autres, dont celle qui a un coefficient d’efficience de 11.38% seulement. La culture de l’excellence recommande de mettre en exergue l’entreprise qui a un fort coefficient d’efficience, d’apprendre de ses dirigeants afin de disséminer au bénéfice des autres les pratiques qui ont fait son succès.
On ne sait pas quels sont les investissements réalisés dans les ressources humaines et dans les nouvelles techniques de production. Si l’on s’en tient à l’indicateur du coefficient d’efficience utilisé, c’est-à-dire le nombre de minutes standard (standard allowed minutes) requis par tâche, la moitié des entreprises consultées ne sont pas concurrentielles. En effet cinq entreprises sur les 10 de l’échantillon utilisé pour l’étude ont des coefficients d’efficience inférieurs à 50%. Dans le compte d’exploitation consolidé du secteur, nombre de postes sont opaques. Par exemple, il y a une catégorie dénommée « autres » constituant 47% des charges, non compris les coûts du loyer et de l’énergie, qui demande une analyse plus fouillée. La ventilation détaillée de cette rubrique pourrait éclairer certaines déficiences. Si le retour sur fonds propres (ROE) du secteur est de 26%, il y a assez de marge pour permettre la rémunération au taux de salaire minimum de 200 gourdes. De toute façon, l’analyse doit être faite avec les comptes d’exploitation réels des entreprises et surtout en tenant compte des notes explicatives accompagnant les bilans.
L’analyse des états financiers des 27 entreprises qui composent le secteur de la confection n’est pas un travail de titan. Cette analyse peut et doit être faite afin d’établir clairement leur situation financière et, éventuellement, de les aider à affronter la concurrence internationale. L’idée n’est pas de les faire disparaître. Au contraire. Mais, dans le même temps, leur rentabilité ne peut reposer uniquement sur la surexploitation des travailleurs. En tant que députés et sénateurs qui votent les lois, vous avez le droit de savoir et de pouvoir déterminer exactement quelles sont les entreprises qui ont des difficultés et ne peuvent pas payer le salaire minimum des 200 gourdes. Les entreprises haïtiennes ? Les entreprises étrangères ? Les joint-ventures ? Chacune de ces plateformes doit faire l’objet d’une analyse distincte.
La présentation de Lhermite François peut servir, si on lui confère la transparence requise en l’occurrence. En effet, il importe de mieux cerner le coût de production par minute de travail dans l’industrie d’assemblage et particulièrement dans la filière vêtement. Il importe de voir comment la construction du coût/minute se fait et varie d’une entreprise à l’autre. La décomposition du prix de vente/minute fixé à 5.09 centimes américains est nécessaire. Il faut savoir ce qu’il contient exactement. Quel est le coût/minute des frais généraux ? Quel est le pourcentage de profitabilité par minute dans le prix de vente/minute ? Les frais de fonctionnement sont-ils trop élevés ? Y a-t-il trop de main-d’œuvre indirecte (MOI) par rapport à la main-d’œuvre directe (MOD) ? Les réponses à ces questions permettront d’éclaircir la situation de chaque entreprise quant à sa capacité de payer les 200 gourdes.
De toute façon, le prix de vente/minute n’est pas le seul critère à considérer quant à la pénétration du marché américain. Par exemple en Europe, la Turquie a un coût/minute de 11 centimes américains, soit le double de ceux de pays comme l’Egypte, l’île Maurice, la Chine, l’Inde, le Vietnam, Madagascar, le Bangladesh. Pourtant la Turquie est le second fournisseur d’habillement en Europe après la Chine. L’activité entrepreneuriale a ses exigences qui renvoient à la créativité, au goût du risque, au travail et au leadership. Les patrons, comme André Apaid père, qui avaient créé l’Association des Industries d’Haïti (ADIH), voulaient d’un autre État où tout ne dépendait pas des caprices du président de la république. Ayant compris alors que le gouvernement Duvalier menaçait la mise en valeur de la pépite de la sous-traitance, ils prirent les dispositions appropriées et aidèrent d’autres forces démocratiques à débarrasser le pays de cette dictature.
Les patrons de l’ADIH ne peuvent pas maintenant se mettre sur des positions d’arrière-garde en ce qui concerne le salaire minimum de 200 gourdes. Ils se doivent de continuer dans une logique de développement et ne pas se cantonner dans une simple logique de profitabilité à court terme. Ils ne peuvent pas se retrancher derrière le registre de prudence d’une certaine politique de doublure, mettre en danger les acquis des vingt dernières années et donner des lettres de noblesse à la mystification populiste et aux terroristes du fondamentalisme de marché. Ils se doivent d’être des vrais entrepreneurs, faire de la prospective et présenter des solutions sérieuses aux attentes de la jeunesse et du peuple haïtien. Cela signifie que ces patrons doivent assimiler la notion que l’entrepreneuriat est économique mais aussi culturel. L’obstination à maintenir les bas salaires ne doit pas aller jusqu’à l’entêtement et aboutir à une voie de garage. Sans un minimum de paix sociale bâti sur le dialogue et la solidarité, les avantages comparatifs à long terme d’Haïti ne pourront jamais être transformés en avantages compétitifs à court terme. Haïti ne peut plus continuer d’être le pays de la planète qui bat le record de l’inégalité des revenus.

Quelles mesures d’accompagnement ?

L’État pourrait envisager une politique dynamique d’encouragement à l’investissement productif en aidant les entrepreneurs retardataires. Par exemple, une aide sous forme de prêts à faible taux d’intérêt ou/et de subventions pourrait prendre comme boussole le rapport capital/travail dans chaque entreprise qui aurait besoin d’une assistance. Il ne s’agirait pas simplement d’exonérations fiscales comme cela semble être le cas toutes les fois qu’il s’agit d’encadrer le secteur privé. Et encore moins de procédés comptables frauduleux comme on l’a vu en Mars 2009 aux Etats-Unis quand la Financial Accounting Standards Board (FASB) a changé les règles et conventions d’enregistrement des comptes afin de permettre le maquillage des bilans pour masquer les pertes des banques. Loin de recourir à ces procédés à la Enron, l’État définirait, avec les patrons et les ouvriers, le taux de rendement moyen pour le secteur reflétant le taux de profit concurrentiel, en tenant compte du respect du salaire minimum pour la rémunération des travailleurs et de la modernisation technologique. Le gouvernement se doit de recourir à des mesures d’incitation positive pour encourager les entreprises retardataires à augmenter la qualification de leur personnel afin de permettre une productivité élevée pour faire face à la concurrence internationale. Telle est la solution à terme pour l’industrie de la sous-traitance qu’il faut adopter au lieu de miser sur de bas salaires.

Chers parlementaires,

L’État à travers la mobilisation de la diaspora et en utilisant la Banque Centrale pourrait créer un fonds de soutien pour prendre des participations non seulement dans les entreprises engagées dans l’agriculture vivrière mais aussi dans le capital des petites et moyennes entreprises (PME) occupées dans les industries d’assemblage. Ces industries de par leur importance au niveau des exportations haïtiennes sont devenues des industries stratégiques qui ont besoin de ressources financières et intellectuelles pour prospérer. Il va sans dire que pour réaliser un tel programme visant à résoudre le problème de la sous-capitalisation des PME afin de contribuer au relèvement de l’appareil productif national, il faudrait un gouvernement sérieux avec un chef d’État ayant de la hauteur de vues et entouré de ministres qui ne soient pas des béni oui-oui. Les Conseils des Ministres seraient alors de vrais lieux de débat pour arriver à des décisions stratégiques. Y seraient invités les partenaires sociaux afin de répartir les charges pour que ce ne soient pas uniquement les travailleurs qui charrient le fardeau imposé par la concurrence internationale. Un tel gouvernement avec une culture d’exécution, pour reprendre le mot de Ray Killick, n’aurait pas de place pour les mesquineries qui font la une des gouvernements kann kalé.
Cet encadrement de l’Etat pour subventionner les salaires des travailleurs dans les entreprises retardataires serait bénéfique à la communauté nationale. Au pire, il s’agirait de subventionner 14.000 travailleurs sur un an, soit une subvention de moins de huit millions de dollars américains. Dans tous les cas de figure, cet encadrement coûterait moins que les gaspillages enregistrés dans maints petits projets de la présidence et autres gargottes des entreprises d’État comme le Centre National des Equipements (C.N.E) qui a un fonctionnement totalement opaque, ne publie aucun compte d’exploitation et n’est l’objet d’aucun audit d’une firme privée internationale. D’ailleurs, on ne peut que vous encourager à continuer à demander les pièces justificatives sur l’utilisation des 80 millions de dollars de la PetroCaribe par la C.N.E.

Chers Députés et Sénateurs,

En bref, les mesures d’accompagnement ne seraient pas des rentes données à des amis du pouvoir mais de vraies incitations à la création de valeur ajoutée, à l’amélioration de la productivité et à la compétitivité. Les cadres haïtiens expérimentés pouvant assurer la mise en œuvre d’un tel programme existent. La seule différence fondamentale est que les gens qui peuvent mettre en œuvre une telle politique d’État doivent avoir les coudées franches pour réfuter tant les ukases de bailleurs de fonds qui ont leur propre politique de subjugation de l’État-nation que les mesquineries des princes qui monopolisent tous les pouvoirs dans l’intérêt d’un capital international aux abois devant la fin d’un monde érigé depuis 1492.

Pour une autre pratique nationale et démocratique

L’économie d’un pays comme Haïti ne peut faire aucun pas en avant sans un consensus social pour le partage du revenu national. La déliquescence de l’État haïtien est telle que n’importe quel entrepreneur haïtien engagé dans une activité de production de biens et services peut être mis en faillite du jour au lendemain par la concurrence déloyale du capital international
soudoyant les dirigeants politiques pour s’installer sur le marché haïtien. Sans un authentique front commun national et démocratique, les patrons haïtiens sont condamnés à n’être que des sous-traitants éternels exploitant la force des travailleurs dans des conditions qui rappellent le 19ème siècle. Pour permettre aux tenants les plus obscurantistes du capital international de faire à leur guise, il faut et il suffit que les pays comme Haïti aient à leur tête des dirigeants sans vision, sans identité, et sans mémoire des luttes de nos ancêtres. S’il faut applaudir avec Madame Janet A. Sanderson, ambassadeur américain sortant, le besoin pour le peuple haïtien de retrouver des dirigeants de la taille de Toussaint Louverture, on ne saurait ne pas lui dire que ce sont les conspirations conjointes de Bonaparte et de Jefferson qui ont abouti à l’enlèvement et à la mort de Toussaint Louverture au Fort de Joux. Et depuis, les Etats-Unis et la France se liguent comme larrons en foire pour appuyer les plus médiocres des Haïtiens afin de sauvegarder leurs intérêts politiques, économiques et stratégiques en Haïti. On ne peut sous-estimer cette double contrainte franco-américaine dans l’évaluation du mal haïtien.
Les patrons doivent faire les concessions qui s’imposent pour permettre la sauvegarde d’un minimum de paix sociale. Sinon la misère et la pauvreté ne peuvent qu’engendrer la grogne, les frustrations et la criminalité. L’internationalisation de la crise haïtienne a déjà provoqué la perte de souveraineté pour la classe politique à travers l’occupation d’Haïti par des forces militaires internationales. Ce processus ne peut que s’aggraver si les patrons refusent d’accepter les 200 gourdes par jour et s’en remettent aux instances internationales pour trouver une solution. Les revendications salariales sont justes. Les patrons doivent montrer un sens du compromis et apprendre à faire preuve de solidarité pour corriger la situation qui fait d’Haïti un des pays les plus inégalitaires de la planète.

Chers parlementaires.

Les yeux du monde entier sont fixés sur vous. Restez fidèles à votre conscience en indiquant bien, contrairement à d’autres pays, que la corruption n’a pas de prise sur vous. Vous avez pris vos responsabilités de représentants des travailleurs en votant la loi. Au président de la république de prendre les siennes. La marée est haute. Accrochez-vous au peuple des travailleurs et votre barque ira à bon port.

lundi 8 juin 2009

Nous sommes haïtien-ne-s !

Nous sommes haïtien-ne-s !

Nous sommes haïtien-ne-s. Cette expression ou cette affirmation semble avoir perdu tout son sens. Elle est brouillée par les turpitudes de l’histoire et du temps. Qu’est ce que c’est qu’être haïtien-ne est ce qu’il faut demander à un-e haïtien-ne pour le/la coller. Je me propose de tenter cet été, avec vous bien sûr, dans une série d’articles de problématiser et d’apporter réponses à cette grande question qui porte sur l’haïtianité. Cette idée m’est venue suite à nos brulantes discussions autour du vodou (où l’on a pu constater la difficulté de beaucoup de nos compatriotes à assumer leur identité haïtienne avec tout ce qu’elle comprend). Entre temps il y avait des sujets intéressants qui avaient été lancés à propos notamment de la langue créole. J’y ai pas répondu de peur de me dévier de la discussion sur le Vodou. J’estime à présent que nous avons eu suffisamment de choses sur le vodou pour que, conformément au projet de l’association Action Pour le Développement D’Haïti (Apodha), nous puissions à l’occasion de l’anniversaire du Forum Haïti-Nation (en décembre) publier une brochure sur la question. Poser le problème de ce que nous sommes nous oblige à faire un détour historique et déblayer le terrain. Inutile donc de dire combien je compte sur vos connaissances et votre intérêt pour cette question afin d’y parvenir.
Haïti : Un Etat mais noir
Ce que l’on est ne renvoie pas seulement à tout ce qui nous constitue entant que peuple mais aussi au regard qui est porté sur nous par les autres peuples. Ce regard influe fortement sur notre propre regard sur nous-mêmes. Dès le début de son histoire, dans ses relations avec ses homologues parfois même sous la plume des spécialites, Haïti est souvent plus considérée comme un Etat noir que comme un Etat. Aujourd’hui encore on entend parler d’Haïti non pas comme la deuxième République du « nouveau monde » mais comme la première République noire. Même si cela passe souvent inaperçu, l’adjectif noir n’est pas dans le langage courant neutre. Attaché à l’Etat, l’adjectif suggère plus une « anomalie » que quelque chose qui va de soi. Il apparaîtrait plus naturel d’être une République blanche que noire (du point de vue de ceux qui nous regardent). Personne ne se donne la peine de signaler quelle est la première, deuxième, troisième… République blanche. Une République blanche n’a pas à être signalée, elle est une République, point.
Adjoint aux termes, Etat, République, Journée, marché, liste, bête, idées, humeur, mouton, etc. l’adjectif « noir » renvoie à l’idée de l'austérité, du négatif, du mal, du néfaste, de la mort, du deuil, de la tristesse, du désespoir, de la peur, etc. La « tradition » occidentale a ainsi construit, conçu et perçu le « noir ». Et l’Etat noir qu’est Haïti va être considéré dans ses relations avec ses homologues en tant que tel.
Boyer s’en est d’ailleurs souvent plaint en ces termes : « Comment après ces faits, concilier l’étrange procédé de ces puissances envers la République ? Cette injustice, je l’ai déjà dit, n’a d’autre fondement qu’un absurde préjugé. Nous en sommes convaincus ; prenons en conséquence d’actives précautions pour l’avenir. […]La nation doit, sans délai, se préparer à défendre ses intérêts les plus chers, ce qu’elle a de plus sacré. Elle méritera toujours, je n’en doute pas, par sa valeur et ses actions, l’estime et l’admiration de la prospérité. »
Rappelons-nous l’étonnement de Gustave d’Alaux. Il nous dit combien il lui parait étrange de voir un Etat noir indépendant, s’agissant d’Haïti et où, dit-il, « il y a des journaux et des sorciers, un tiers parti fétiches, et où des adorateurs de couleuvres proclament tour à tour depuis cinquante ans, ‘‘en présence de l’Etre suprême’’, des Constitutions démocratiques et des monarques ». Ces considérations permettent aux actants haïtiens d’affirmer qu’« il est évident que l’outrage fait au caractère haïtien est un déplorable effet de l’absurde préjugé résultant de la différance de couleurs. »
L’autoconstitution d’Haïti est incompréhensible aux yeux du « monde occidental ». Ludwell Lee Montague avance : « Haïti ne se trouve qu’à six cent miles de la Floride… Etant donné sa proximité, sa position stratégique et le caractère unique de cette république noire, il est frappant de constater que ce pays et ce peuple demeurent si étrangers aux américains. Bien que l’histoire d’Haïti est intimement liée à celle des Etats-Unis pendant plus de deux siècles, Haïti reste toujours aux yeux des Américains une terre de présages et de mystères - une terra incognita » . Pourtant Haïti est selon les mots de John Adams en 1783 vitale pour les Etats-Unis de la même manière que les Etats-Unis lui sont vitaux . Cependant, les Etats-Unis, malgré les rapports commerciaux assez étroit, ont refusé comme vous le savez de reconnaitre l’indépendance d’Haïti jusqu’en 1862.

Paradoxalement les Etats-Unis avaient apporté quelques maigres soutiens à Haïti lors des luttes contre l’Armée française. Ces soutiens se sont inscrits dans le cadre des efforts américains « destinés à contrer les puissances anglaises et françaises, de façon à créer leur propre sphère d’influence dans les Amériques. » Mais les Etats-Unis voulaient toutefois garder de très bons rapports avec les puissances européennes. Par ailleurs Rayford Logan souligne « l’importance des préjugés raciaux dans les relations américano-haïtiennes » . On peut également imaginer que les Etats-Unis avec ses nombreux esclaves se trouvaient dans une position indélicate de reconnaître Haïti qui est un Etat issu de la rébellion d’esclaves contre leurs maitres. Thomas Hart Benton, député de Missouri, déclare : « Notre politique envers Haïti… a été fixée… depuis trente-trois ans. Nous commerçons avec eux, mais aucune relation diplomatique n’a été instaurée entre nous… Nous ne recevons aucun consul mulâtre, et aucun ambassadeur noir envoyé de leur part. Et pourquoi ? Parce que la paix de onze Etats américains ne supportera pas parmi eux l’exhibition des fruits d’une insurrection noire. Elle ne supportera pas de voir les consuls et les ambassadeurs noirs… donner à leur semblable noirs aux Etats-Unis la preuve des honneurs qui les attendent s’ils arrivent à fournir les mêmes efforts de leur coté. Elle ne supportera pas le fait qu’on lui montre, et qu’on lui dise que, ayant assassiné leurs maitres et leurs maitresses, ils ont des chances de trouver des amis au sein de la population blanche des Etats-Unis ».

Haïti restera pendant longtemps « noire » dans ses relations avec ses homologues. Boyer n’était à ce sujet pas dupe. Il a déclaré : « faut-il une nouvelle preuve de cette vérité ? Nous la trouverons, ô infamie ! Dans la proscription exercée aujourd’hui plus que jamais dans certains pays, contre les hommes de la teinte des Haïtiens ; nous la trouvons dans la reconnaissance ostensible que quelques puissances ont faite, tout en déclinant nos droits, des Etats républicains récemment établis dans l’Amérique méridionale. »

Dans les négociations avec la France pour la reconnaissance de l’indépendance d’Haïti la question de couleur semble avoir été constamment en filigrane. Un émissaire du gouvernement Boyer dénommé Boyé a observé que: « en parlant des rapports [futurs] entre les deux pays, après la conclusion du traité, M. Esmangart semblait vouloir me faire entendre qu’il suffirait, pour entretenir, d’employer des agents commerciaux, sous la dénomination ordinaire de consuls. Je l’ai prié de s’expliquer ouvertement à ce sujet ; sa réponse m’a convaincu que le préjugé de couleur, déguisé sous le nom de convenance, exerçait encore puissamment sur ces messieurs son influence ridicule, et que l’exception que l’on cherchait à y introduire dans les rapports entre les deux Etats indépendants et lié par un traité, n’était due qu’à la crainte de se retrouver en regard avec un homme jaune ou noir. […] j’ai fait sentir à M. Esmangart que vouloir la cause, c’était admettre l’effet […] s’ils (les français) voulaient se lier avec le gouvernement d’Haïti, qu’ils consentissent à recevoir de sa part, conformément aux usages de toutes les autres nations, des hommes chargés de surveiller ses intérêts, et d’entretenir l’harmonie entre les deux Etats. »

Les préoccupations de la France qui a encore des esclaves dans ses colonies sont, de ce point de vue, identiques à celles des Etats-Unis. Le capitalisme mondial a pour pivot central (comme outil de production) l’esclavage. Cet état de non-étant est légitimé par l’infériorité naturelle des noirs. Sinon, rien n’aurait pu justifier qu’après la Révolution française et la déclaration universelle des droits de l’homme qu’il y ait des hommes qui sont de naissance inégaux en droits. Si on admet que les haïtiens participent au même titre que les autres nations occidentales dans le concert des nations, cela reviendrait à démentir la théorie de l’infériorité naturelle du « noir ». Or la situation dans laquelle se trouve de fait la nouvelle nation a déjà démenti la théorie de l’infériorité. Accepter Haïti dans le concert signifie alors légitimer cette situation de facto. Embarrassées les puissances occidentales finiront par l’admettre mais comme Etat noir ou République noire, ce qui est analogue au fait d’admettre l’humanité du nègre mais comme « homme noir ». C’est-à-dire homme mais homme « autre », pas tout-à-fait comme « nous » : Homme universel.
Dans son processus d’autoconstruction et d’autoconstitution entant que peuple Haïti a toujours été confrontée à cette image qu’on a véhiculée d’elle comme Etat noir. L’image qu’on a véhiculée de ses pratiques culturelles prétendument non-occidentales placera l’haïtien dans un pétrin à chaque fois qu’il tente de se définir. Cette question nécessitera un long développement. Pour ne pas alourdir davantage la lecture donnons-nous un prochain rendez-vous.

Bien cordialement

Renald LUBERICE
Paris, 8 juin 2009.