jeudi 12 février 2009

Dans quelle mesure la notion d'exception culturelle présente-t-elle une pertinence pour le sociologue?

Introduction

Est pertinent, selon le Trésor de la Langue Française, ce « qui est exactement adapté à l'objet dont il s'agit »[1] (d’étudier). En quoi cette notion d’exception culturelle permet-elle au sociologue de comprendre, d’expliquer et de rendre (exactement) compte, sous des angles divers, des actes d’arbitrages ou/et de non arbitrage[2] entre les valeurs et les intérêts souvent contradictoires en ce qui a trait aux politiques culturelles en France ? Comment le sociologue se positionne-t-il quant à l’interaction entre les individus, « les échanges, les mécanismes de coordination, la formation de groupes, le jeu de normes, les conflits »[3] dont la « culture » est l’objet ? C’est à travers ces prismes que nous essayerons de répondre à cette question, a priori simple, qui se révèle pourtant au fil de la réflexion hautement problématique.

Nous énonçons (hypothèse) que la désignation ou la proclamation de la notion d’exception culturelle ne renvoie pas à une spécificité objective ou intrinsèque de la culture, mais à des pratiques politiques et sociales souvent discursives tentant, pour certains, de résoudre une « situation perçue comme posant problème », de faire valoir et de garder ou transcender leur « positions » (ou conditions) sociales, pour d’autres.

Nous tenterons de voir, de comprendre la portée, les utilisations et le(s) sens (que les acteurs en donnent) de la « notion d’exception culturelle »[4], pensant que la presse peut nous en fournir un aperçu[5]. C’est pourquoi nous avons constitué un corpus de presse à partir des trois principaux journaux français (Le Monde, Le Figaro et Libération).

Sur une période de 12 mois, nous avons sélectionné un ensemble d’articles triés par critères de pertinence à l’aide des mots clés « exception culturelle ». La quantité d’éléments trouvés n’a pas été la même pour tous les journaux. Le quotidien Le Monde a publié 249 éléments contenant chacun, au moins une fois, les mots clés susmentionnés tandis que Libération et Le Figaro ont publié respectivement 51 et 35 documents sur la même période et selon les mêmes critères de recherche. Tous les articles trouvés n’ont pas été pris en compte, seuls ceux apparaissant les plus utiles à notre entreprise l’ont été.

Ce corpus de presse est utilisé comme un complément empirique à notre travail qui se fait en trois temps. Il s’agira, primo, de « l’invention de l’exception » culturelle en France – le contexte, la proclamation de la culture comme n’étant pas une marchandise et la spécificité culturelle. Nous montrerons, deuxio, qu’on a affaire à une exception qui « n’en est pas une », en interrogeant les définitions des frontières qui y sont attribuées, la dimension marchande de la culture, etc. Enfin, nous examinerons certains discours, de type eschatologique, qui annoncent le déclin de la culture, les remises en cause des cultures nationales et le supposé ( ?) retrait de l’Etat tout en pointant certaines contradictions de l’exception culturelle. Ce travail, vu les circonstances dans lesquelles nous le réalisons, n’a aucune prétention d’exhaustivité. Il nous permet néanmoins d’explorer certaines pistes qui pourront nous être utiles dans des réflexions ultérieures sur les « politiques culturelles ».

I.L’invention de « l’exceptionnalité » de la culture

La notion d’exception culturelle a été mise à jour en France dans un contexte d’alternance politique (l’arrivée des socialistes au pouvoir) et de diffusion de plus en plus massive de biens culturels américains en Europe, qui, semble-t-il, apparaissait aux yeux de certains comme une menace pour la culture française notamment.

I.1 Contextualisation

Il ne serait pas injustifié d’inscrire l’émergence de la notion d’exception culturelle dans le sillage de la nouvelle dynamisation de la politique culturelle en France amorcée par le Ministre de la culture Jack Lang à l’occasion de l’alternance de 1981. Cette nouvelle dynamisation fait suite à la politique culturelle entamée à la fin de la seconde guerre mondiale[6]. La notion d’exception culturelle s’inscrit, par ailleurs, dans la « dénonciation de la domination culturelle américaine ou des pressions européennes pour une suppression des aides nationales au cinéma »[7] et une demande d’intervention de l’Etat par les professionnels du « secteur » culturel.

Le principe d’exception culturelle intervient dans un contexte de « marchandisation et de libéralisation des biens et des services »[8]. Elle se veut une alternative permettant à la culture de se soustraire à la logique marchande et à la libéralisation. Cependant décrit ainsi, le contexte dans lequel est émergée la notion d’exception culturelle peut donner l’impression d’une certaine causalité (cause à effet) et attribuer une rationalité à des décisions pourtant souvent contradictoires et animées par des motivations diverses. Sur le plan épistémique et analytique cela pose également problème. Car, une fois que le concept ait été transmis et diffusé dans toutes les sphères de l’activité sociale (médias, politique, etc.), il permet une certaine interprétation de la réalité non exempte d’ambiguïté.

En outre, la notion d’exception culturelle combine deux expressions très problématiques (exception ; culture). D’abord le terme « culture » du latin colere se rapporte « au travail humain sur la nature »[9], entretien et culture de champ, etc. « La culture est alors à considérer […] comme l’organisation par les hommes de l’espace naturel, et donc de l’organisation de l’espace naturel et humain »[10]. La culture recouvre ainsi deux ensembles qui concernent à la fois l’aménagement de la nature et l’aménagement de l’espace social par l’humain. L’accumulation des savoirs acquis par cette double tâche tout au long des âges constituent globalement la culture. En ce sens, comment décider des secteurs d’activité relevant de la culture et méritant de faire l’objet d’une exception ? (voir la deuxième partie).

La notion d’exception allait cependant très vite être délaissée au profit de celle de diversité. La notion de diversité est proche de celle de l’exception dans le sens « où le discours de la diversité culturelle s’appuie sur une résistance à la standardisation des contenus et des formes artistiques et culturelles »[11]. Elle a l’avantage d’être plus consensuel mais aussi plus diffus et susceptible de réunir beaucoup plus « d’adeptes ». Là où la notion d’exception laisse entrevoir un combat opposant les Européens et les Etats-Uniens, la diversité peut avoir l’air (trompeur) sinon de défendre du moins d’inclure la cause des minorités ethniques et culturelles oppressées. Grâce à ce processus de légitimation[12], elle peut facilement se faire passer pour ce qu’elle n’est pas. Ce qui n’empêche pas aux minorités de pouvoir se l’approprier[13]. Dans un contexte de commodification (or commoditization)[14] les défenseurs de la diversité culturelle doivent prouver en quoi la culture n’est pas une marchandise, s’ils veulent que leur revendication aboutisse

I.2 La culture n’est pas une marchandise

« L’émergence du néo-libéralisme dans un spectre large de politiques publiques »[15] n’a pas empêché à la culture « d’être un élément constitutif de l’Etat-Providence »[16] et de se soustraire dans une certaine mesure au processus de marchandisation. L’un des axes de défense, servant à montrer que la culture ne relève pas de la marchandise, est son inscription au centre de « l’identité nationale », qui ne saurait être mise en vente. Le Candidat Nicolas Sarkozy (l’actuel Président) dans son discours à Besançon prononcé le 13 mars 2007 affirme que « la culture est au centre de l'identité d'une nation ». Et selon lui « à l'origine de la crise de l'identité nationale, il y a le renoncement culturel »[17].

L’enseignement de ce qu’est ce que l’art, la beauté, etc. font partie de ces choses qui doivent faire l’objet d’une exception quant à la marchandisation. Il y a là une double exception. Il y a d’abord l’idée que la culture n’est pas tout a fait comme les autres secteurs d’activités et qu’elle doit faire l’objet de mesure d’exception. Mais il y a aussi une exception qui est « très française ». Dans le sens où le candidat qui défend ces positions est un candidat de droite libéral et qui soumettra, une fois élu, des secteurs d’activité censés faire partie de la culture à des logiques de rentabilité marchande très poussée.

Un autre argument avancé pour justifier le caractère non marchand de la culture est que « la vente, en fait, appauvrirait les musées, en cassant «la confiance» avec la société, les privant des donateurs et légataires qui n'ont pas envie de voir leurs dons partir dans une salle de ventes »[18]. Animé par des motivations diverses, les différents acteurs mettent ainsi en avant la spécificité de la culture qui justifie un traitement réservé. En quoi consiste cette spécificité ?

I.3 De la spécificité culturelle

L’Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO) a officiellement reconnu la spécificité de la culture à travers l’adoption d’une convention sur la diversité culturelle par une large majorité des pays membres (sauf Etats-Unis et Israël). Cette convention adoptée le 20 octobre 2005, « souhaitée par l'Union européenne et le Canada, vise à préserver la diversité culturelle, en promouvant les traditions ethniques et langues minoritaires et en protégeant les cultures locales des effets négatifs de la mondialisation »[19].

Pour l’Unesco, les activités, biens et services culturels ne doivent pas être traités comme ayant exclusivement une valeur commerciale. Ainsi les pays ont le droit de prendre les mesures jugées appropriées en vue de la protection de leur patrimoine culturel. Ce qui n’est pas explicitement dit dans la démarche de l’Unesco est que ce texte vise à combattre ce que plus d’un appellent « l’impérialisme culturel américain ». Les Etats-Unis l’ont d’ailleurs compris, c’est pourquoi, ils ont mis œuvre toute leur force stratégique pour bloquer cette convention.

Au niveau de l’Unesco, ce débat qui a commencé autour de l’idée de l’exception culturelle est ainsi terminé en en une bataille pour la « défense de la diversité culturelle »[20]. Car l’exception culturelle devenait de plus en plus difficile à défendre au sein des instances internationales[21]. La reconnaissance de la diversité culturelle c’est la reconnaissance de la « double nature économique et culturelle, [des biens et services] parce qu'ils sont porteurs d'identité, de valeur et de sens»[22]. Cependant le statut ambigu de la culture et sa capacité à chevaucher des sphères d’activités très variées, les contradictions que constituent les proclamations de la spécificité culturelle en fait une exception qui « n’en est pas une ».

II. Une exception qui n’en est pas une

Les dynamiques de l’économie contemporaine et la puissance des intérêts qui sont en jeu rendent de plus en plus inconvenable le principe d’exception culturelle[23]. Après la mise en exergue en Europe de cette notion dans les années 1990, elle allait être remplacée par celle de « diversité culturelle ». Tantôt la culture est proclamée comme relevant d’un domaine à part, tantôt elle est mise en avant pour sa potentialité marchande. C’est à ces « contradictions » que s’attèle ce deuxième chapitre.

II.1. Où sont les définitions des frontières ?

Jack Lang, ministre de la culture de François Mitterrand dans un discours prononcé le 17 novembre 2001 devant les députés déclare : «est culturelle l’abolition de la peine de mort […] Culturelle, la réduction du temps de travail ! Culturel, le respect du tiers monde ! ». En fait tout est culturel selon le ministre. Dans ce cas là comment dessiner des frontières qui définiraient la spécificité du culturel nécessitant un traitement d’exception ? D’autant plus que « diversité culturelle, exception culturelle, pluralisme culturel, multiculturalisme…, toutes ces notions voisines sont reprises à l’envi par les médias, les décideurs et les professionnels de la culture, au point d’en brouiller le contenu, le sens et les enjeux. »[24] Cette difficulté à établir des frontières objectives à l’exception culturelle la rend « vulnérable » face à la « puissance néolibérale » mise en exergue à travers la figure de l’OMC qui ne considère pas la culture comme ayant une réalité particulière nécessitant un statut spécifique[25].

Certains ne posent pas le débat en terme de « frontières » mais comme un enjeu « face à l'uniformisation des images et des sons, [la nécessité] de préserver des visions du monde qui n'entrent ni dans les cases de l'industrie du divertissement, ni dans celles des institutions culturelles occidentales. »[26]

Il s’agit de faire accepter ou de se positionner dans un champ de discours double où des Etats défendent à la fois la liberté de circulation des biens et marchandises et aussi le droit des peuples à sauvegarder leur culture soumise à la marchandisation accélérée. Mais le discours sur la diversité culturelle peut aussi signifier la volonté de certains Etats, se voyant en position de faiblesse dans la compétition marchande, de pouvoir redéfinir des stratégies qui leur permettent de mieux exporter les produits culturels de leur nationaux.

II.2. Mieux vendre la culture

Les acteurs développent tout un ensemble de stratégies discursives pour défendre leur position. Car la « culture s’est avérée source de ‘bonnes affaires’ […] les Etats se sont attachés à en privilégier la dimension commerciale »[27]. Elle est vue également en tant que « domaine de luttes de privilèges personnalisées »[28].

Jack Lang s’est attaché, sous l’influence de ses amis[29] du secteur culturel, à faire valoir le potentiel économique des industries culturelles. Dans les stratégies permettant de mieux vendre la culture, les acteurs essaient tout de même de mettre en exergue ce qu’ils appellent la spécificité culturelle. Ils font valoir que l’exception culturelle se veut « raisonnable » et ne « récuse pas l’économie de marché […qui] a permis aux classes populaires d’accéder enfin aux œuvres de l’esprit »[30]. En disant que l’exception culturelle est raisonnable, l’auteur en profite pour montrer qu’il s’agit là d’une perspective sociale-démocrate, « ce truc raisonnable, un peu tiède, pas très sexy puisqu'il préfère l'éthique de responsabilité à l'éthique de conviction. »[31]. C’est une manière de soumettre les biens culturels aux lois du marché tout en prônant ou en revendiquant leur « essence » particulière.

C’est probablement à travers une logique de justification similaire que le « ministère [de la culture] a estimé qu’il pouvait prêter pour vingt ans le nom du Louvre en échange d’une dote énorme »[32]. Ce « cadre » de justification permet aux décideurs de rapprocher la culture de l’économie tout en récusant la nature économique ou marchande des biens culturels.

II.3. Rapprocher la culture de l’économie

La notion d’exception est mobilisée pour « protéger » la culture sans que celle-ci ne se dissocie de sa propre contradiction interne (marchandise différente des autres). La dimension ou la potentialité marchande de la culture est « assumée aussi bien par les politiques nationales que par les gouvernements locaux; en ce sens, l'équation: politiques globales = commerciales/politiques = culturelles est tout simplement erronée. »[33] La culture est considérée par les institutions régionales comme la Banque Interaméricaine de Développement (BID) ou internationales tel que l’UNESCO comme un facteur d’aide ou un élément au service du développement économique.

Le Ministre socialiste Lang n’a pas caché son intérêt quant au « potentiel économique des industries culturelles »[34]. Il a su faire sienne un certain nombre d’idées émis par les acteurs du secteur culturel prônant le rapprochement de la culture de l’économie. Il s’agit pour lui de « réconcilier » la culture et l’économie.

Ainsi déclare-t-il « La culture n’est pas la propriété d’un seul secteur, fut-il le secteur public. Le secteur privé de la culture recouvre des activités nombreuses et essentielles : le livre, le disque, le cinéma, les métiers d’art, le mobilier urbain, la création industrielle, la mode, l’art de l’habitat, la photographie, la facture instrumentale, le marché de l’art. »[35] Le ministre va donc essayer de l’adapter aux « règles » du marché économique, misant sur les retombées positives de la politique culturelle sur la croissance en France. Il considère que la culture a été trop longtemps délaissée pendant que plus d’un parlent de « déclin » de la culture française qui devrait permettre d’entrevoir le « rayonnement de la France ».

III. Une culture en « déclin » ?

Certains croient qu’on assiste à « une fièvre de culture » ou de l’identité nationale corolaire d’une société déclinante et « empêtrées dans la vacuité de la globalisation et d’identités diffuses »[36]. Ce phénomène aurait été accéléré par l’émergence d’une « culture business » dans un contexte de mutation de l’Etat-nation.

III.1. Remise en question du « caractère national » des politiques culturelles ?

Tout au long du XXème siècle les « politiques culturelles » se sont revêtues d’un caractère national, « selon des formes spécifiques »[37], suscitant parfois des élans protectionnistes[38]. Cependant le développement accru des liens d’interdépendance entre hommes et femmes d’un bout à l’autre de la planète, la libre circulation des biens et des marchandises d’une part et la remise en cause de l’Etat unitaire par la décentralisation d’autre part font que l’Etat n’a plus le monopole ou la prédominance de l’intervention dans le secteur de la culture. Les collectivités territoriales ont la possibilité d’intervenir à l’échelle locale dans les affaires culturelles. Des « stratégies locales de la culture » se développent, l’Europe tente, tant bien que mal, de définir des stratégies européennes de la culture, etc[39].

Par ailleurs les promoteurs de « l’exception culturelle » se sont vus contraindre de changer de stratégies discursives. Le discours politique peut-être performatif, dans le sens qu’il « est constitutif d’une réalité sociale »[40]. Si la France veut que sa démarche trouve des alliés et ait une chance d’aboutir, elle ne doit plus défendre le caractère « exceptionnel » de la culture française mais de mettre en avant la nécessité d’une pluralité ou diversité culturelle. Ce faisant, l’exception culturelle devient diversité culturelle et trouvera un fondement juridique à travers l’Unesco. « Face au développement d’une industrie des loisirs et d’une culture de masse marquées par l’hégémonie américaine, défendre la diversité culturelle, c’est préserver et promouvoir les expressions culturelles jugées menacées par la mondialisation libérale »[41]. La défense de la diversité culturelle devient donc stratégique[42].

Cependant, comme nous l’avons susmentionné, le discours de la diversité culturelle permet de fait la possibilité d’expression légitime des cultures minoritaires au sein de la culture dite nationale. Ce faisant les cultures nationales se sont vues sinon menacées mais dans l’obligation de se redéfinir par rapport aux cultures minoritaires. Le Anglo-Saxons, notamment les Canadiens, ont répondu à cette exigence par l’affirmation du multiculturalisme. La France a encore du mal à apporter réponse à ce nouveau défi dans un contexte où des professionnels de la culture pointent du doigt un certain abandon de l’Etat.

III.2 Une culture délaissée ?

François Benhamou met en exergue, dans un contexte où l’Etat français revendique le droit des Etats à intervenir dans les affaires culturelles nationales pour protéger la culture contre les règles du marché, « l’essoufflement du schéma d’intervention culturelle française »[43]. L’image de l’Etat défenseur de la culture nationale que véhicule l’Etat français dans les discussions internationales ne coïncide pas au délaissement dont la culture est l’objet de la part de l’Etat. « Parallèlement, l'interventionnisme culturel, qui vise à réguler le marché en faveur de ces ‘marchandises pas comme les autres’ que sont les œuvres d'art, la musique, les livres ou le cinéma, hésite à ‘trancher entre ce qui relève du privé et du public’ »[44]. On peut assister parfois à une « surréglémentation » d’un coté (affaire Hachette-Editis) et déficit de financement de l’autre (le secteur audiovisuel).

Ce « malaise » culturel peut parfois être décrit sous d’autres formes. Ainsi Richard Millet, dans son bouquin baptisé L’Opprobre publié chez Gallimard et qui a soulevé une énorme polémique, parle de destruction de la langue française, de la musique, de l’art etc.[45].

Par ailleurs à l’échelle internationale, « la France apparaît trop souvent comme une sorte de terra incognito sur la carte du monde de l'art. A quelques exceptions notables, les plasticiens français actuels sont rarement mentionnés. Hors de notre pays, dans les collections publiques ou privées d'art contemporain, ils sont peu représentés.»[46] Cela serait dû au fait que la France ne soutient pas ses créateurs à l’étranger de peur de faire figure de chauvin.

III.3 L’exception culturelle ou les contradictions d’une stratégie de légitimation ?

L’exception culturelle qui devient la diversité culturelle est en fait « un argument de légitimation des politiques nationales de la culture, contre la standardisation marchande mondiale ».[47] Or l’Etat-nation s’est construite dans une optique d’anéantissement des différences culturelles « pour que les populations minoritaires puissent s’adapter à la culture nationale dominante et soient par conséquent absorbées dans la trajectoire évolutive de la nation en perdant complètement leurs valeurs distinctives ou en ne les conservant que d’une manière très diluée »[48]. Dans ce cas là comment ce même Etat-nation peut revendiquer de manière convaincante le droit à la diversité culturelle quand à l’échelle nationale ce droit n’est pas effectif ? Utiliser le terme « diversité » présume l’établissement d’une forme « d’équivalence entre toutes les formes de différences » ou de cultures. Elle implique également une forme de reconnaissance des normes culturelles différentes[49]. Ce qui est contraire à la nature de l’Etat-nation. La diversité culturelle s’inscrit-elle dans un cadre plus large qui serait la mutation de l’Etat-Nation ? Quelles sont les capacités d’une culture minoritaire à faire valoir ses « droits » culturels quand elle est dépourvue de moyens nécessaires ? L'exception culturelle viserait à « protéger la vitalité de la culture nationale et la diversité des esthétiques »[50] et non la diversité de l’expression des cultures minoritaires.

Le remplacement du terme de l’exception par celui de diversité ne vise pas à changer la réalité mais à légitimer l’idée sous-jacente à l’exception culturelle. «Si la France défend de manière un peu incantatoire la diversité culturelle sur la scène internationale, y compris à l'OMC, elle ne l'applique pas sur son propre territoire ». Le ministère de la culture est lié à une forme d’élitisme culturel et ne valorise pas forcément les autres cultures ou les cultures « autres ». Dans ce contexte la diversité à la française ne peut être vue « qu'en termes idéologiques et généraux, pas sur le terrain ni dans les faits.»[51]

Conclusion

La notion d’exception culturelle est mobilisée par les acteurs du secteur culturel et des pouvoirs publics pour faire valoir des intérêts très variés parfois de nature différente et ambigüe. Elle peut permettre au sociologue de comprendre le (s) sens que les acteurs de « la culture » donnent à leur activité, la vision qu’ils en ont et surtout d’observer les différents « modes de justifications »[52] utilisés. Nous avons pu constater que les actes d’arbitrages ou/et de non arbitrage[53] entre les valeurs et les intérêts ne sont pas toujours cohérents et qu’il revient au sociologue de savoir prendre de la distance analytique par rapport à une notion largement utilisée dans différentes sphères d’activité sociale à des fins différentes sinon opposées.

L’exception culturelle transformée en diversité culturelle ne désignerait pas de particularité objectives et uniformes de la culture nécessitant un traitement à part mais à des pratiques politiques et sociales discursives de justification ou de légitimation de telle ou telle vision du monde.

Nous avons vu que la culture pouvait être comprise dans un sens large regroupant des activités très variées. Si les « biens » culturels, les œuvres d’art, etc. ont des particularités qui font qu’ils ne doivent pas être soumis au processus de marchandisation, qu’en est-il des denrées alimentaire de première nécessité tel que le riz, le maïs, etc. ? Ces produits culturels (de la culture vivrière) ne devraient ils pas faire l’objet de l’exception culturelle si l’on tient compte de leur importance pour la survie de l’humanité (du sud) ? La crise financière actuelle susceptible de déboucher sur une crise économique majeure n’interpellera-t-elle pas les décideurs politiques sur les effets possibles de la marchandisation accélérée et l’accumulation illimitée des richesses.

Bibliographie

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- Bonet Lluis et Négrier Emmanuel (sous la direction de…), La fin des cultures nationales ? Les politiques culturelles à l’épreuve de la diversité, Paris, La Découverte, « Recherches », 2008

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- Jacques Delcourt et Roberto Papini (sous la direction de…), Pour une politique européenne de la culture, Paris, Economica, 1987

- Lascoumes Pierre, Le Galès Patrick, Sociologie de l’action publique, Paris, Armand Colin, « 128 », 2007

Revues

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- Problèmes politiques et sociaux, « de l’exception à la diversité culturelle », 904, 2004

- Cités, « le démon de l’exception », hors série 2002

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Corpus de presse (journaux)

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- ERNARD RANCILLAC, « La Figuration narrative. Quatre peintres racontent », paru dans l’édition du 16.04.08

- Pascale Krémer, "Réformer l'ortografe pour l'enseigner" paru dans l’édition du 05.12.08

- Nicole Vulser, « Menace sur les bagadoù », paru dans l'édition du 10.08.08

- Martine Delahaye, TOURNAGE L'ENA au cœur d'une fiction » paru dans l’édition du 15.06.08

- Hervé Chabalier, « Le documentaire d'actualité, outil de réflexion citoyenne », paru dans l'édition du 29.12.07

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- BOUZET Ange-Dominique , « A Dijon, les cinéastes de l'ARP à l'unisson » paru dans l’édition du 30/10/06

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Sitographie

- Françoise Benhamou, « De l’exception culturelle à la diversité culturelle. Repenser la politique culturelle à l’aune des réalités artistiques européennes », http://www.raac.ch/IMG/pdf/Benhamou_RepenserPolCulturelle.pdf, consulté le 22/12/2008



[2] Selon Dye Thomas, une politique publique concerne « tout ce qu’un gouvernement choisit de faire ou de ne pas faire. » voir Lascoumes Pierre, Le Galès Patrick, Sociologie de l’action publique, Paris, Armand Colin, « 128 », 2007, P. 11

[3] Ibidem, p. 15

[4] Le terme acteurs est entendu dans un sens très large. Il regroupe les acteurs gouvernementaux, les professionnels et les non-professionnels de la culture, etc.

[5] Le corpus constitué n’a aucune prétention de représentativité.

[6] Voir Polo Jean-François, « La politique cinématographique de Jack Lang. De la réhabilitation des industries culturelles à la proclamation de l’exception culturelle », La Revue Politix, Vol. 16, n°61, 2003, Pp123-124

[7] Ibidem, P.127

[8] Institut Emile Vandervelde, Etat de la question : exception culturelle, 2004, P.2

[9] Valadier Paul, « Les droits culturels dans la société contemporaine », in Delcourt Jacques et Papini Roberto, Pour une politique européenne de la culture, Paris, Economica, 1987

[10] Ibidem

[11] Bonnet Lluis et Négrier Emmanuel, op. cit. p. 11

[12] Pour faire voter la Convention sur la diversité culturelle à l’Unesco face à l’hostilité des Etats-Unis et d’Israël, la France et ses homologues européens avaient besoin des votes d’un maximum de pays. Pour y parvenir, il fallait absolument montrer qu’il s’agit d’une démarche à caractère « universel », qui ne vise pas que l’intérêt de l’Europe mais de « tous »

[13] Lorsque les dominants revendiquent la liberté, l’égalité etc. en les faisant passer, pour des besoins de légitimation, comme étant universelles, l’histoire a montré que les dominés savent se les approprier contre les mêmes dominants. La Révolution haïtienne en est un excellent exemple où les esclaves se sont appropriés les idéaux des lumières et de 1789 pour vaincre la France. Les généraux haïtiens ont marché sur la Crête-à-Pierrot en entonnant la Marseillaise contre les troupes napoléoniennes.

[14] Nous ne savons pas si ce terme à un équivalent, ce serait peut-être : La marchandisation.

[15] Bonnet Lluis et Négrier Emmanuel, op. cit.

[16] Ibidem

[17] http://www.jmfourgous.com/index.php?2007/03/14/110-la-culture-n-est-pas-une-marchandise, « Pour la droite, la culture n’est pas une marchandise », consulté le 07/02/09

[18] Noce Vincent, « L’inaliénabilité de la culture réaffirmée », Libération, édition du 29/01/07

[19] Le Nouvel Observateur, « L’exception culturelle devient universelle », http://tempsreel.nouvelobs.com/actualites/20051021.OBS2946/ consulté le 07/02/09

[20] Serge Regourd, « de l’exception à la diversité culturelle », in Problèmes politiques et Sociaux, n° 904, 2004

[21] Atkinson Dave, « de l’exception a la diversité culturelle. un enjeu au cœur d’une bataille planétaire », http://www.diplomatie.gouv.fr/fr/IMG/pdf/FD001423.pdf consulté le 05/02/09

[22] Noce Vincent, « l’exception culturelle devient la règle », Libération, édition du 19/12/06

[23] Bonet Lluis et Négrier Emmanuel, op. cit. P. 10

[24] Serge Regourd, op. cit.

[25] Voir Atkinson Dave, op. cit.

[26] De Saint-Do Valérie, « Comment la diversité s'arrange des frontières ? Débat animé par Stéphanie Binet », Libération, « Cahier spécial », édition du 13 juin 2008

[27] Bonnet Lluis et Négrier Emmanuel, Op. Cit. p. 40

[28] Ibidem

[29] « Au cours de sa trajectoire professionnelle et politique, J. Lang a fréquenté et parfois appartenu à différents milieux concernés par la gestion de la culture, ce qui lui a permis […] d’établir une complicité avec les professionnels […] ». Voir Polo Jean-François, op. cit. p. 125

[30] Olivennes Denis, « L’exception culturelle confirme-t-elle la règle ? », Libération, « Cahier spécial », éd. 14/06/08

[31] Ibidem

[32] Marc Fumaroli, in Sebastien Lefol, « Face-à-face, vers la séparation de la culture et de l’Etat ? », Le Figaro, éd. Du 15/10/07

[33] Bennett Tony, p.38

[34] Polo Jean-François, op. cit. P.125

[35] Discours de presentation du premier budget du ministère de laCulture prononcé à ‘Assemblée nationale le 17 novembre 1981. Cité par Polo Jean-François, op. cit. P. 130

[36] Bennett Tony, op. cit., P.36

[37] Bonet Lluis et Négrier Emmanuel, La fin des cultures nationales. Les politiques culturelles à l’épreuve de la diversité, Paris, La Découverte, 2008, P. 9

[38] Sous Truman, un accord dénommé Blum-Byrnes signé à Washington le 28 mai 1946 par James F. Byrnes (États-Unis) et Léon Blum et Jean Monnet (France), limite « à quatre par trimestre les semaines d'exploitations des films français de première exclusivité, une mesure qui mobilise l'ensemble de la profession et qui contribuera au développement d'un profond sentiment anti-américain. ». Voir, Frédéric Gimello-Mesplomb, « Le prix de la qualité. L'Etat et le cinéma français (1960-1965) », Politix, 2003, Vol. 16, N° 61, p. 95 - 122

[39] Voir Bonet Lluis et Négrier Emmanuel, La fin des cultures nationales. Les politiques culturelles à l’épreuve de la diversité, Op. cit. P. 10

[40]Michel Foucault cité par Marie-Claude Smouts in La situation postcoloniale, Paris, Presses de Sciences Po, 2008, p. 43

[41] Regourd Serge, « De l’exception à la diversité culturelle », Problèmes politiques et sociaux, n° 904. Sept. 2004

[42] Voir, Atkinson Dave, « De l’exception à la diversité culturelle. Enjeu au cœur d’une bataille planétaire», http://www.diplomatie.gouv.fr/fr/IMG/pdf/FD001423.pdf consulté le 05/02/09

[43] Voir Bouzet Ange-Dominique, « Culture, un modèle usé », Libération, éd. Du 16/12/06

[44] Ibidem

[45] Richard Millet, L’Opprobre, Paris, Gallimard, 2008, P. 51

[46] Pierre Cornette de Saint-Cyr et Alain Seban, « La France se doit de soutenir ses artistes », Le Monde, édition du 29/08/08

[47] Bonet Lluis et Négrier Emmanuel, op. cit. P. 13

[48] Bennet Tony, « Culture et différence : Les défis du multiculturalisme » in Bonet et Négrier, op. cit. P.25

[49] Ibidem, Pp 27-28

[50] Marc Fumaroli in Sébastien Lefol, « Vers la séparation de la culture et de l’Etat ? », Le Figaro éd. Du 09/02/07

[51] Ibidem

[52] Voir Boltanski Luc et Thévenot Laurent, De la Justification. Les économies de la grandeur, Paris, Galliamrd, 2005, P. 24

[53] Selon Dye Thomas, une politique publique concerne « tout ce qu’un gouvernement choisit de faire ou de ne pas faire. » voir Lascoumes Pierre, Le Galès Patrick, Sociologie de l’action publique, Paris, Armand Colin, « 128 », 2007, P. 11