lundi 8 juin 2009

Nous sommes haïtien-ne-s !

Nous sommes haïtien-ne-s !

Nous sommes haïtien-ne-s. Cette expression ou cette affirmation semble avoir perdu tout son sens. Elle est brouillée par les turpitudes de l’histoire et du temps. Qu’est ce que c’est qu’être haïtien-ne est ce qu’il faut demander à un-e haïtien-ne pour le/la coller. Je me propose de tenter cet été, avec vous bien sûr, dans une série d’articles de problématiser et d’apporter réponses à cette grande question qui porte sur l’haïtianité. Cette idée m’est venue suite à nos brulantes discussions autour du vodou (où l’on a pu constater la difficulté de beaucoup de nos compatriotes à assumer leur identité haïtienne avec tout ce qu’elle comprend). Entre temps il y avait des sujets intéressants qui avaient été lancés à propos notamment de la langue créole. J’y ai pas répondu de peur de me dévier de la discussion sur le Vodou. J’estime à présent que nous avons eu suffisamment de choses sur le vodou pour que, conformément au projet de l’association Action Pour le Développement D’Haïti (Apodha), nous puissions à l’occasion de l’anniversaire du Forum Haïti-Nation (en décembre) publier une brochure sur la question. Poser le problème de ce que nous sommes nous oblige à faire un détour historique et déblayer le terrain. Inutile donc de dire combien je compte sur vos connaissances et votre intérêt pour cette question afin d’y parvenir.
Haïti : Un Etat mais noir
Ce que l’on est ne renvoie pas seulement à tout ce qui nous constitue entant que peuple mais aussi au regard qui est porté sur nous par les autres peuples. Ce regard influe fortement sur notre propre regard sur nous-mêmes. Dès le début de son histoire, dans ses relations avec ses homologues parfois même sous la plume des spécialites, Haïti est souvent plus considérée comme un Etat noir que comme un Etat. Aujourd’hui encore on entend parler d’Haïti non pas comme la deuxième République du « nouveau monde » mais comme la première République noire. Même si cela passe souvent inaperçu, l’adjectif noir n’est pas dans le langage courant neutre. Attaché à l’Etat, l’adjectif suggère plus une « anomalie » que quelque chose qui va de soi. Il apparaîtrait plus naturel d’être une République blanche que noire (du point de vue de ceux qui nous regardent). Personne ne se donne la peine de signaler quelle est la première, deuxième, troisième… République blanche. Une République blanche n’a pas à être signalée, elle est une République, point.
Adjoint aux termes, Etat, République, Journée, marché, liste, bête, idées, humeur, mouton, etc. l’adjectif « noir » renvoie à l’idée de l'austérité, du négatif, du mal, du néfaste, de la mort, du deuil, de la tristesse, du désespoir, de la peur, etc. La « tradition » occidentale a ainsi construit, conçu et perçu le « noir ». Et l’Etat noir qu’est Haïti va être considéré dans ses relations avec ses homologues en tant que tel.
Boyer s’en est d’ailleurs souvent plaint en ces termes : « Comment après ces faits, concilier l’étrange procédé de ces puissances envers la République ? Cette injustice, je l’ai déjà dit, n’a d’autre fondement qu’un absurde préjugé. Nous en sommes convaincus ; prenons en conséquence d’actives précautions pour l’avenir. […]La nation doit, sans délai, se préparer à défendre ses intérêts les plus chers, ce qu’elle a de plus sacré. Elle méritera toujours, je n’en doute pas, par sa valeur et ses actions, l’estime et l’admiration de la prospérité. »
Rappelons-nous l’étonnement de Gustave d’Alaux. Il nous dit combien il lui parait étrange de voir un Etat noir indépendant, s’agissant d’Haïti et où, dit-il, « il y a des journaux et des sorciers, un tiers parti fétiches, et où des adorateurs de couleuvres proclament tour à tour depuis cinquante ans, ‘‘en présence de l’Etre suprême’’, des Constitutions démocratiques et des monarques ». Ces considérations permettent aux actants haïtiens d’affirmer qu’« il est évident que l’outrage fait au caractère haïtien est un déplorable effet de l’absurde préjugé résultant de la différance de couleurs. »
L’autoconstitution d’Haïti est incompréhensible aux yeux du « monde occidental ». Ludwell Lee Montague avance : « Haïti ne se trouve qu’à six cent miles de la Floride… Etant donné sa proximité, sa position stratégique et le caractère unique de cette république noire, il est frappant de constater que ce pays et ce peuple demeurent si étrangers aux américains. Bien que l’histoire d’Haïti est intimement liée à celle des Etats-Unis pendant plus de deux siècles, Haïti reste toujours aux yeux des Américains une terre de présages et de mystères - une terra incognita » . Pourtant Haïti est selon les mots de John Adams en 1783 vitale pour les Etats-Unis de la même manière que les Etats-Unis lui sont vitaux . Cependant, les Etats-Unis, malgré les rapports commerciaux assez étroit, ont refusé comme vous le savez de reconnaitre l’indépendance d’Haïti jusqu’en 1862.

Paradoxalement les Etats-Unis avaient apporté quelques maigres soutiens à Haïti lors des luttes contre l’Armée française. Ces soutiens se sont inscrits dans le cadre des efforts américains « destinés à contrer les puissances anglaises et françaises, de façon à créer leur propre sphère d’influence dans les Amériques. » Mais les Etats-Unis voulaient toutefois garder de très bons rapports avec les puissances européennes. Par ailleurs Rayford Logan souligne « l’importance des préjugés raciaux dans les relations américano-haïtiennes » . On peut également imaginer que les Etats-Unis avec ses nombreux esclaves se trouvaient dans une position indélicate de reconnaître Haïti qui est un Etat issu de la rébellion d’esclaves contre leurs maitres. Thomas Hart Benton, député de Missouri, déclare : « Notre politique envers Haïti… a été fixée… depuis trente-trois ans. Nous commerçons avec eux, mais aucune relation diplomatique n’a été instaurée entre nous… Nous ne recevons aucun consul mulâtre, et aucun ambassadeur noir envoyé de leur part. Et pourquoi ? Parce que la paix de onze Etats américains ne supportera pas parmi eux l’exhibition des fruits d’une insurrection noire. Elle ne supportera pas de voir les consuls et les ambassadeurs noirs… donner à leur semblable noirs aux Etats-Unis la preuve des honneurs qui les attendent s’ils arrivent à fournir les mêmes efforts de leur coté. Elle ne supportera pas le fait qu’on lui montre, et qu’on lui dise que, ayant assassiné leurs maitres et leurs maitresses, ils ont des chances de trouver des amis au sein de la population blanche des Etats-Unis ».

Haïti restera pendant longtemps « noire » dans ses relations avec ses homologues. Boyer n’était à ce sujet pas dupe. Il a déclaré : « faut-il une nouvelle preuve de cette vérité ? Nous la trouverons, ô infamie ! Dans la proscription exercée aujourd’hui plus que jamais dans certains pays, contre les hommes de la teinte des Haïtiens ; nous la trouvons dans la reconnaissance ostensible que quelques puissances ont faite, tout en déclinant nos droits, des Etats républicains récemment établis dans l’Amérique méridionale. »

Dans les négociations avec la France pour la reconnaissance de l’indépendance d’Haïti la question de couleur semble avoir été constamment en filigrane. Un émissaire du gouvernement Boyer dénommé Boyé a observé que: « en parlant des rapports [futurs] entre les deux pays, après la conclusion du traité, M. Esmangart semblait vouloir me faire entendre qu’il suffirait, pour entretenir, d’employer des agents commerciaux, sous la dénomination ordinaire de consuls. Je l’ai prié de s’expliquer ouvertement à ce sujet ; sa réponse m’a convaincu que le préjugé de couleur, déguisé sous le nom de convenance, exerçait encore puissamment sur ces messieurs son influence ridicule, et que l’exception que l’on cherchait à y introduire dans les rapports entre les deux Etats indépendants et lié par un traité, n’était due qu’à la crainte de se retrouver en regard avec un homme jaune ou noir. […] j’ai fait sentir à M. Esmangart que vouloir la cause, c’était admettre l’effet […] s’ils (les français) voulaient se lier avec le gouvernement d’Haïti, qu’ils consentissent à recevoir de sa part, conformément aux usages de toutes les autres nations, des hommes chargés de surveiller ses intérêts, et d’entretenir l’harmonie entre les deux Etats. »

Les préoccupations de la France qui a encore des esclaves dans ses colonies sont, de ce point de vue, identiques à celles des Etats-Unis. Le capitalisme mondial a pour pivot central (comme outil de production) l’esclavage. Cet état de non-étant est légitimé par l’infériorité naturelle des noirs. Sinon, rien n’aurait pu justifier qu’après la Révolution française et la déclaration universelle des droits de l’homme qu’il y ait des hommes qui sont de naissance inégaux en droits. Si on admet que les haïtiens participent au même titre que les autres nations occidentales dans le concert des nations, cela reviendrait à démentir la théorie de l’infériorité naturelle du « noir ». Or la situation dans laquelle se trouve de fait la nouvelle nation a déjà démenti la théorie de l’infériorité. Accepter Haïti dans le concert signifie alors légitimer cette situation de facto. Embarrassées les puissances occidentales finiront par l’admettre mais comme Etat noir ou République noire, ce qui est analogue au fait d’admettre l’humanité du nègre mais comme « homme noir ». C’est-à-dire homme mais homme « autre », pas tout-à-fait comme « nous » : Homme universel.
Dans son processus d’autoconstruction et d’autoconstitution entant que peuple Haïti a toujours été confrontée à cette image qu’on a véhiculée d’elle comme Etat noir. L’image qu’on a véhiculée de ses pratiques culturelles prétendument non-occidentales placera l’haïtien dans un pétrin à chaque fois qu’il tente de se définir. Cette question nécessitera un long développement. Pour ne pas alourdir davantage la lecture donnons-nous un prochain rendez-vous.

Bien cordialement

Renald LUBERICE
Paris, 8 juin 2009.

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