dimanche 2 décembre 2007

L'enigme haïtienne

Sauveur Pierre Etienne, L’Enigme Haïtienne, échec de l’Etat moderne en Haïti[1]

Regard méthodologique et critique

L’auteur se propose de soumettre, ce qu’il appelle l’énigme haïtienne à l’épreuve de la sociologie historique. Sauveur Pierre Etienne est conscient que de nombreux chercheurs, observateurs se sont déjà, avant lui, interrogés sur les « sources de l’échec haïtien » qui s’est illustré à trois interventions étrangères en moins d’un siècle. Cependant il constate que les études approfondies sont rares autour de cette « énigme ». Voila pourquoi lui, décide de se pencher sur le problème de l’Etat en faisant appel à l’histoire, à la science politique et à la sociologie sur une période allant de 1697 (signature du traité de Ryswick) à 2004 (bicentenaire de l’indépendance).

Pierre Etienne pose l’hypothèse de la non-émergence de l’Etat moderne en Haïti comme source du sous-développement et des dictatures qu’a connues le pays. Sa méthodologie s’axe autour d’une réflexion sur les ressources théoriques utilisées et sur les travaux des autres chercheurs ayant travaillé sur le sujet. Il adopte une approche comparative en vue d’expliquer les rapports entre Etat et société en Haïti.

Pour ce faire, il opère un découpage périodique tridimensionnel : la période esclavagiste, la période de l’indépendance (1804, sans oublier l’année 1825 qui est déterminant, car la France va exiger le paiement d’une indemnité financière de 150 millions de francs, ce qui aura pour effet l’étranglement de la jeune nation) et enfin l’occupation américaine (1915-1934) dont le résultat a été d’orienter le pays en fonction de ses (USA) intérêts stratégiques et la mise en place d’une autocratie accompagnée d’une force militaire répressive, véritable ennemie de la population civile.

L’auteur remonte à travers l’histoire du pays toujours dans une perspective d’explication et de compréhension de l’énigme. Haïti fut, en effet, la colonie la plus prospère au monde (XVIII e s) grâce à « une alliance entre l’Etat absolutiste et la bourgeoisie française »[2]. La signature du traité de Ryswick fut « à la base » de la répartition et le « développement prodigieux » de Saint-Domingue.

La non-émergence de l’Etat moderne

En effet, Pour introduire à la question : « qu’est-ce qui explique la non-émergence de l’Etat moderne en Haïti ? »[3] Sauveur P. Etienne opère un septuple découpage[4]. Le premier consiste à justifier (expliquer) le choix du sujet avec le « souci » de ne pas écrire tout simplement un « livre en plus ou de trop »[5]. Une deuxième étape consiste à une rupture épistémologique (épistémique), à une interrogation de l’histoire.

Le premier janvier 1804, dans un contexte (interne et externe) sociopolitique « favorable », Haïti déclare son indépendance. Le fait que les acteurs n’aient pas pu ou su trouver d’alternative à « l’économie de plantation », le maintien d’Haïti à l’écart du « concert des nations », etc. ont engendré une « crise structurelle » qui débouchera sur l’occupation du pays en 1915 par les Etats-Unis pendant deux décennies. Cette occupation a accouché d’autres conséquences.

L’auteur met en exergue, dans un troisième découpage « l’importance » et les « faiblesses » des travaux d’autres chercheurs tels que ceux de Gérard Pierre Charles[6]. Si ceux-ci nous éclairent « du point de vue » historique leur pouvoir explicatif peine à dépasser le « matérialisme historique et ses limites »

En suite Sauveur P. Etienne se pose une série de question (4eme étape) qui débouche sur tout un ensemble d’hypothèse visant à montrer, en relisant l’histoire du pays, que la « non-émergence de l’Etat moderne en Haïti résulte des décisions prises par les élites politiques du pays, dans un cadre contraignant sur les plans internes et externes. » d’où résulterait la crise structurelle que le pays a connue pendant deux siècles (5eme étape).

S’est également posé la question : de quel type d’Etat s’agit-il ? C’est l’étape de la définition et délimitation spatio-temporelle (6eme). Les travaux de Marx Weber, Norbert Elias et bien d’autres ont été utilisés pour appréhender le concept d’Etat et son inscription dans l’espace et dans le temps.

La septième et dernière étape a consisté à la mise en exergue (et à la justification) du choix méthodologique et les sources auxquelles l’auteur a accès en vue de mener son travail.

L’auteur a obtenu d’intéressants résultats qui mettent la société haïtienne devant la complexité d’une réalité sociohistorique, nous permettant de comprendre les élites politiques, l’Etat haïtien et les rapports transnationaux de pouvoirs et la difficile « coalition » Etat/société en vue d’un « nouveau départ». Ce qui engendre ce qu’il appel « l’échec à la construction d’un Etat moderne en Haïti. »

Remarques

On peut remarquer que l’auteur s’attache à montrer le sous développement d’Haïti comme conséquence de la non-émergence de l’Etat dit moderne, c'est-à-dire l’Etat wébérien, donc l’Etat « occidental ».

En fait c’est la définition de Weber complétée par celle d’Elias. « Nous entendons par Etat moderne cette mégaorganisation ou macrostructure, relativement autonome et détenant sur un territoire donné le double monopole de la contrainte physique [légitime] et de la fiscalité […] »[7]. Il explique les sources de la « non-évolution d’Haïti vers l’Etat moderne » comme si l’Etat « occidental » était le point culminant qu’il faut à tout prix atteindre dans une perspective dénuée de toute alternative.

Il est vrai que l’émergence de l’Etat Haïtien s’inscrivait dans une triple dynamique dont deux externes. La première est la dynamique globale de l’occident, à savoir l’émergence du système européen : l’apparition des Etats concurrents, la découverte du nouveau monde et l’expansion du capitalisme. La deuxième dynamique est le fait de la révolution française et les rivalités entre les Anglais, français et espagnols. La dernière n’est pas externe mais interne. Elle est propulsée par les contradictions inhérentes au système capitaliste colonial même. C'est-à-dire la structure des classes sociales, la lutte des fractions de classes et la lutte de classes[8].

Ces facteurs poussent à la mise en place de l’Etat de facto[9] haïtien. Mais rien n’explique pourquoi les haïtiens se sentaient obligés de donner à Haïti la structure de l’Etat occidental. Sans y arriver, bien sûr, car les conditions n’étaient pas réunies. On objectera à cette critique la volonté de consolider l’indépendance nationale, de suivre les pas de Toussaint Louverture etc. Cependant l’histoire « passée » et « présente » du pays saura rejeter cette critique puisque l’indépendance n’a jamais été ni consolidée ni effective (les différentes incursions d’armées étrangères, le payement de la dette de l’indépendance etc. s’ajoute à cela la dépendance économique et culturelle).

L’une des « seules choses » qui justifie l’adoption de l’Etat occidental est le mimétisme des dirigeants et élites du pays. Or quand on imite une création souvent on arrive à produire une œuvre bien médiocre d’autant que la création originale est imparfaite. C’est ce qui arrive aux chefs d’Etat haïtiens qui ont essayé d’imiter l’Etat absolutiste européen et à ceux aussi ayant tenté de reproduire « l’oligarchie libérale »[10].

De Toussaint Louverture aux chefs d’Etat contemporains les Haïtiens n’ont pas vraiment cherché d’alternative. Ils se sont obsédés à reproduire pour certains l’Etat absolutiste, et l’Etat oligarchique libérale pour d’autres. En ce sens le travail de Sauveur Pierre Etienne s’inscrit dans la continuité de cette démarche, en se demandant : « Pourquoi on y arrive pas ? », sans se demander « n’aurait-on pas pu faire autre chose ?» qui permettrait à Haïti de s’en sortir. S’en sortir en vue de l’égalité politique, l’égalité de droit, « l’égalité de condition » pour chaque Haïtienne et chaque Haïtien.

Le travail de Sauveur Pierre Etienne reproduit la vision dominante occidentale du monde qui ne voit pas d’Alternative à son « Etat moderne » et qui veut le distribuer aux quatre coins du monde. Cependant il reste, sur un point strictement scientifique, un travail de bonne qualité.

Renald LUBERICE



[1] Sauveur Pierre Etienne, L’énigme haïtienne, échec de l’Etat moderne en Haïti, Québec, PUM, 2007

[2] Idem p. 19

[3] Op. cit. p. 20

[4] Les différences étapes n’ont pas été présentées dans l’ordre

[5] Idem

[6] Gérard Pierre Charles, l’économie haïtienne et ses voies de développement, Port-au-Prince (Haïti), Henri Deschamps, 1993

[7] Sauveur Pierre Etienne, l’Enigme haïtienne, Op cit. P.30

[8] Op. cit. PP. 33-39

[9] Ce terme n’a ici rien de péjoratif, comme on l’emploi souvent en Haïti pour qualifier les coups, il est employé dans le sens où l’Etat haïtien s’est mis en place « de fait ».

[10] Ce terme est emprunté à C. Castoriadis « conférences prononcées à Porto Alegre », Brésil en septembre 1991

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