mardi 24 juin 2008

Haïti : Etat « serendip » ?

Haïti : Etat « serendip » ?

Mécanismes de blocage et/ou d’accélération dans la « construction » d’un Etat « moderne » en Haïti (1804-1825)

Par Renald LUBERICE

« Je ne veux pas faire la guerre avec la France. (…) mais si elle vient m’attaquer, je me défendrai »[1]

Introduction

Ce pays situé aux fins fonds de la Caraïbe non loin des Etats-Unis, « l’hyperpuissant » voisin, à quelques kilomètres du Cuba « révolutionnaire » des Castro, à l’ouest du « paradis » touristique qu’est devenue la République Dominicaine, est surtout connu pour ses turbulences économiques, politiques et sociales au point ou certains n’hésitent pas à infirmer son « existence »[2]. Pourtant c’est à Ayiti[3] que « tout » a commencé. C’est en foulant son sol que Christophe Colomb, par sérendipité, posa les bases d’une transformation géopolitique et économique de toute une planète. Ce petit bout de territoire allait devenir quelques siècles plus tard la colonie la plus riche du monde, le bastion du capitalisme français mais aussi l’endroit de « déshumanisation »[4] par excellence.

Des circonstances internes et externes ont poussé une grande partie de ses habitants à déclarer l’indépendance en vue de recouvrer la dignité humaine longtemps perdue. La jeune nation va connaître une période de balbutiements, « de psychose d’un éventuel retour offensif de colons agresseurs »[5] et n’arrivera à centraliser (définitivement ?) la gestion de la violence qu’avec l’arrivée au pouvoir de Jean-Pierre Boyer (1776-1850) et la mort d’Henri Christophe[6] en 1820. La « hardiesse » haïtienne n’a pas débouché sur les résultats « escomptés ». Les efforts entrepris dès les premières années de l’indépendance visent implicitement à faire émerger « l’Etat moderne » en Haïti.

Le sens des actions posées –constitution d’une armée indigène, élaboration d’une constitution, etc. – par les acteurs porte à croire que cette « méga-institution » qu’est l’Etat serait pour eux incontournable dans l’optique de la sauvegarde d’Haïti sur la carte étatique mondiale mais aussi du monopole de l’accès aux ressources. Or les actions entreprises paraissent souvent contradictoires. Certaines semblent accélérer l’émergence de l’Etat « moderne » d’autres le bloquent. Déceler, comprendre, expliquer ce double processus paradoxal est à la base de ce mémoire. Il s’agit, également, d’une analyse des contraintes externes et internes auxquelles firent face les acteurs dans le processus de monopolisation de la violence légitime en Haïti de 1804 à 1825[7].

L’histoire d’Haïti est riche en paradoxe et en effet « serendip ». Elle est rejetée par les Espagnols pour cause d’épuisement de mines d’or pourtant « rien n’intéresse d’avantage la nation [française] que l’île de Saint-Domingue »[8]. Première République dans l’histoire moderne à s’être fondée après de longs combats acharnés au nom de la liberté de « Tous » en jurant de « vivre libre ou de mourir », tandis qu’une grande partie de ses habitants ne jouira pas de cette liberté. Après avoir vaincu l’une des plus puissantes Armées du monde, Haïti sera contrainte de verser une importante indemnité[9] avec l’envoi par la France d’une « escadre de trois navires et six frégates »[10] en vue de la reconnaissance d’une indépendance qu’elle a pourtant acquise par la force. Après avoir grandement participé à « une étape importante du développement capitaliste à l’échelle mondiale »[11], elle va être l’un des endroits où celui-ci est le moins développé. C’est à travers ce champ sociohistorique jonché de contradiction et de « résultat atteint par chance ou erreur »[12] qu’il faut déceler les mécanismes de blocages et/ou d’accélération de « l’émergence » d’un Etat « moderne » en Haïti. Les décisions prises par ses premières élites, souvent placées « sous l'influence de motivations et d'intérêts relativement simples, peu problématiques »[13], auront de profondes incidences sur le devenir du pays.

Faut-il parler de « construction » ou d’« émergence » de l’Etat moderne ? Ces deux termes ne sont pas exempts de contradictions majeures. Emerger, s’agissant de l’Etat, suppose que « le sujet »[14] soit la cause du mouvement ou du phénomène, cela peut signifier également « venir à l’existence »[15], ce qui augure à son tour l’idée d’un nihilisme de départ ou d’un surgissement ex nihilo débouchant sur la dynamique en question. Construire est un terme polysémique. Son sens grammatical, à savoir : « agencer, disposer (des mots) dans un certain ordre pour en faire un ensemble signifiant »[16], correspondrait plus à l’idée que nous voulons exposer ici. Ce terme renverrait donc à une action dans laquelle le sujet agit, et l’objet de son coté ne fait que subir, il dépend de la volonté de l’initiateur, de phénomènes qui sont extérieurs à l’objet. Il augure une intention, sans forcément de perspective téléologique.

Le terme « construction » peut avoir un sens, dans le cas qui nous importe, en considérant que l’apparition de l’Etat d’Haïti est « sérendipitienne »[17]. C’est-à- dire quelque chose dont le résultat (la finalité) était imprévisible (non-téléologique). Ce sont les actes posés consciemment et/ou inconsciemment qui vont engendrer l’Etat haïtien, en ce sens cette histoire est « opaque aux hommes qui la font »[18].

Parler de blocage dans la construction ou l’émergence d’un Etat « moderne » suppose l’hypothèse d’un Etat « non-moderne ». L’Etat « dit » moderne, selon Weber, doit être conçu « comme une communauté humaine qui, dans les limites d'un territoire déterminé –la notion de territoire étant une de ses caractéristiques- revendique avec succès pour son propre compte le monopole de la violence physique [tenue pour] légitime. Ce qui est en effet le propre de notre époque, c'est qu'elle n'accorde à tous les autres groupements, ou aux individus, le droit de faire appel à la violence que dans la mesure où l'État le tolère : celui-ci passe donc pour l'unique source du ‘‘droit’’ à la violence. »[19]. Ce monopole va être double grâce à la formation progressive d’un appareil de fiscalité différencié[20]. L’Etat « non-moderne » peut être conçu par le déficit ou l’absence du monopole de la violence tenue pour légitime et celui de la fiscalité, en d’autre terme, par la non-étatisation « de l’organisation sociale féodale »[21]. On serait en face d’une centralisation inachevée ou insuffisante, d’une spécialisation des tâches non-effective et/ou d’un chevauchement de la sphère publique sur la sphère privée (et/ou) vice versa[22]. Joseph Schumpeter note à propos de la définition du terme Etat : «Nous pouvons, bien entendu, le définir en utilisant le critère de souveraineté, puis parler d'un État socialiste. Cependant, sous peine de transformer l'État, organisme substantiel, en un simple fantôme légal ou philosophique flottant dans le vide, nous ne devons jamais l'introduire dans des discussions relatives aux sociétés féodales ou socialistes, étant donné qu'aucune d'entre elles n'a établi, ni consenti à établir entre le secteur public et le secteur privé la ligne de démarcation qui donne à l'entité « État » sa signification essentielle.»[23]. L’essentiel de la définition est donc la «ligne de démarcation », la distinction entre le secteur public et le secteur privé. Dans quelle mesure le secteur privé et public se confondent-ils dans le cas qui nous importe ?

La problématique du blocage dans la « construction » ou l’émergence d’un Etat « moderne » en Haïti pendant les 25 premières années de l’existence du deuxième pays indépendant du continent américain après les Etats-Unis nous renvoie aux interrogations suivantes : A quel type d’Etat avions-nous affaire ? S’agissait-il d’un Etat féodal ? D’un Etat néopatrimonial, pour parodier J.-F Médard ? Ou d’un Etat d’un tout autre type ? Historiquement la féodalité est un « ordre économique, politique et social qui se développa du Xe au XVe siècle dans les États issus du démembrement de l'Empire carolingien, se caractérisant par l'existence de fiefs, de liens particuliers entre suzerains, vassaux et serfs, et qui se prolongea au-delà du Moyen Âge par la survivance de droits et de privilèges attachés aux propriétaires fonciers, aux nobles »[24]. L’Etat féodal est l’ancêtre de l’Etat « moderne » en Europe. Parfois, par analogie, on désigne par féodalité le « fait de se constituer en puissance autonome à l'intérieur d'un État; groupement d'intérêts particuliers qui impose le poids de sa puissance à l'État et à la société »[25]

Il est possible de subdiviser la société féodale en deux âges. Celui allant primo du Xème siècle au milieu du XIème siècle est caractérisé par la stabilité de l’organisation d’un espace rural avec des échanges faibles et irréguliers. Secundo celui allant jusqu’au XVème siècle correspond à une prospérité économique et monétaire. Les Grands organisent la production et « la transmet, bon gré, mal gré, au groupe de citadins de marchands [et] de bourgeois »[26]. Au regard de ces éléments nous pouvons voir s’il est possible de parler de l’Etat féodal dans le cas qui nous concerne, c’est-à-dire l’Haïti du début du XIXème siècle.

L’Etat néopatrimonial est le « type » retenu par Sauveur Pierre Etienne dans son Enigme haïtienne[27]. Cependant son analyse prétend englober les deux-cents-six ans de l’indépendance. Le problème est que Haïti a connu un nombre considérable de formes de gouvernements qui ont eu presque chacun des incidences colossales sur le type d’Etat au quel on peut avoir affaire, c’est pourquoi il est judicieux que l’analyste fasse appel à des concepts différents suivant qu’il travaille sur le gouvernement d’un Henri Christophe ou d’un Léon Dumarsais Estimé. Car dans l’histoire du pays, « il n’y a pas eu que des ‘pourris’ et que les représentations politiques en Haïti comme un lieu marqué par une absence totale d’éthique sont fausses »[28].

Le néopatrimonialisme est une situation d’hybridité « dans laquelle la logique patrimoniale se combine et se mélange avec d’autres logiques »[29]. Dans quelle mesure ce concept est-il pertinent ? Dire que certains Etats seraient néopatrimonialistes et pas d’autres c’est établir une frontière nette entre « l’ensemble constitué par les institutions, les procédures, analyses et réflexions, les calculs et les tactiques qui permettent d’exercer cette forme bien spécifique, bien complexe, de pouvoir, qui a pour cible principale la population »[30] dont procèdent les Etats. Or il est empiriquement difficile de montrer objectivement qu’il existe certains Etats où la logique patrimoniale se combine avec « d’autres logiques » et d’autres où cette logique dite patrimoniale aurait complètement disparu. Dans un article intitulé « Quand l’Etat fait ce qu’il nous interdit », Sophie Coignard montre comment en France, « L'Etat, allègrement, viole ou contourne les lois qu'il impose aux particuliers ou aux entreprises. Autant de privilèges, d'illégalités ou d'arbitraire dont il semble peu désireux de se défaire. »[31].

Cet Etat « non-patrimonialiste » s’autorise dans un certain nombre de cas « des privilèges, des passe-droits, des prérogatives, des attitudes arbitraires »[32]. Yves Mény affirme qu’en France « la corruption prend appui sur des mécanismes, des valeurs et des règles parfaitement intégrées et légitimées par le système politique »[33]. Leslie Péan quant à lui met en exergue comment aux Etats-Unis la corruption a jalonné des pratiques gouvernementales dès le tout-début de la fondation de la nation[34]. Dans ce cas là, même entant que « type mixte et modal »[35], utiliser le concept de néopatrimonialisme pour une certaine catégorie d’Etat et pas d’autres est problématique. Sinon, il faudrait dessiner une échelle avec des échelons qui indiqueraient à quel degré de mélange de patrimonialisme avec « d’autres logiques » qu’il est convenu de parler de néopatrimonialisme. Car on peut affirmer que la plupart des Etats occidentaux dits modernes sont plus ou moins néopatrimoniaux au vu de cette définition stricto sensu du concept.

En quoi l’Etat d’Haïti n’est donc pas « moderne » ? Un Etat « moderne » doit-il nécessairement s’accorder à la définition de Weber complétée par Hintze, Elias, etc. ? Cette définition correspond à l’observation d’un type particulier d’organisation, d’institution politique par l’auteur de l’opus magma Economie et société dans un contexte géographique et culturel bien déterminé. Comment l’étendre à un pays comme Haïti qui est l’objet d’une histoire sociopolitique et d’une culture toutes singulières ? « L’erreur la plus crasse, nous dit Jean casimir, que l’on puisse imaginer consiste à croire, contre toute évidence que la diffusion massive de la culture occidentale puisse, par un processus d’imitation spontanée, vitaliser et dynamiser un système culturel autre. »[36] Devons-nous considérer que l’Etat wébérien fait partie intégrante de la culture occidentale ou d’un « système culturel autre »? S’il fait partie d’un « système culturel autre », Jean Casimir ne pose-t-il pas là la source du blocage ou du moins n’exclut-il pas toute possibilité d’utiliser l’Etat européen comme une sorte d’étalon dans un champ culturel non-occidental en vue de la compréhension du type d’Etat auquel on a affaire?

Ce mémoire se divise en trois parties principales. La première s’intitulant sociogenèse d’Haïti Saint-Domingue nous permettra de revenir sur la structure de la société qui a vu l’émergence de l’Etat d’Haïti, à savoir primo les classes sociales et antagonisme de classe, secundo, la manière dont la métropole a géré les conflits et les contradictions récurrentes qui en découlent, tertio, nous nous intéresserons à la dynamique sociale dans sa dimension à la fois locale et globale.

La deuxième partie intitulée un Etat de guerre permanent est une analyse empirique de la situation (une hantise permanente) dans laquelle va évoluer la jeune nation. Pour la France la perte de la perle des Antilles est un frein à son rêve de se constituer un empire en Amérique. Pour exister en tant qu’Etat Haïti va devoir accélérer le processus de monopolisation de la violence. Cependant les bases sur lesquelles l’Etat dit moderne aurait pu émerger semblent avoir été détruites.

La troisième et dernière partie dénommée L’Etat contre la société analyse la manière dont le nouvel Etat entend gérer les rapports sociaux et les ressources, arbitre entre les valeurs et les intérêts qui ne sont pas toujours compatibles. A la fin de cette partie nous interrogerons sur le type de gestion à savoir s’il s’agit de la construction d’un type d’Etat nouveau ou non.

Sur le plan méthodologique nous utiliserons certaines archives coloniales comme les actes administratifs (déclaration de l’abolition de l’esclavage, lettres, rapports officiels, Constitutions, etc.) et les sources de seconde main. Quand nous nous sommes lancés dans la recherche en vue de l’élaboration de ce mémoire nous avons rencontré des difficultés relatives à la délimitation spatiotemporelle (devons nous travailler sur 20, 30 ans et plus, inclure la France métropolitaine dans notre terrain d’analyse pour la période d’avant 1804, etc. ?). De concert avec notre directeur de recherche nous avons opté pour la période allant de 1804 à 1825 qui est une période charnière pour l’Etat d’Haïti. Nous avons également pris en compte la métropole dans notre analyse.

L’autre source de difficulté a concerné les archives. Au début nous pensons pouvoir avoir facilement accès aux documents administratifs coloniaux en région parisienne. Mais nous nous sommes rendu compte que la plupart des documents sont en province (Nantes, Aix…). Nous étions dans l’impossibilité de nous déplacer ce qui a fait que nous avons choisi des archives numériques et de seconde main. Etant donné que ce mémoire est conçu comme un travail préalable à un master II, puis une thèse, nous avons particulièrement mis accent sur certaines théories de l’Etat (Weber, Elias, Hintze, Médard etc.) ce qui nous facilitera, espérons-le, les travaux futurs.

Plan

1. Sociogenèse de Saint-Domingue ……………………………………………………….. 13

1.1. Classes sociales et antagonisme de classe …………………………….……………… 13

1.2. La métropole et sa politique contradictoire ………………………….………………20

1.3. Une dynamique à la fois locale et globale …………………………………………… 24

2. Un état de guerre permanent ………………………...…………………………………… 29

2.1 La hantise …………………………………………...………………………………………… 29

2.2. Accélérer le monopole de la violence ………………….……………………………… 33

2.3. Destruction des bases sur les quelles l’Etat moderne aurait pu émerger ….. 37

3. L’Etat contre la société ………………………………..…………………………………… 43

3.1. Un impératif existentiel ………………..………………………………………………… 44

3.2. Exploitation et déni de liberté ……………….………………………………………… 48

3.3. Gestion de la violence : impuissance ou « construction » d’un type d’Etat nouveau ? ………………………………………………………...………………………………… 52

Conclusion

L’Etat d’Haïti entant qu’ancienne colonie française a apporté une contribution décisive à une époque importante au développement du capitalisme. Son itinéraire est jonché de contradictions qui ont permis des résultats atteints par chance ou erreur. Comme presque toutes les grandes constructions historiques, les luttes entre intérêts opposés, ambivalents ont permis la disparition de la structure coloniale et la formation d’une nouvelle structure. Haïti est le résultat hasardeux d’actions posées dans un cadre contraignant tant du point de vue externe qu’interne. En ce sens, il s’agit bien d’un Etat Sérendipe. Une fois parvenu à cette conclusion nous avons essayé de déceler les principaux mécanismes qui ont pu bloquer ou accélérer la construction ou l’émergence de l’Etat. Si dans une société les motivations et intérêts relativement simples influencent grandement la formation des structures sociales, les actes d’arbitrage en tant que politique constitutive (normes régissant le fonctionnement du pouvoir), redistributive, normative ou distributive qu’entreprennent les élites dirigeantes ne sont pas sans incidences sur le devenir de la société.

En ce sens nous pouvons faire nôtre cette assertion de Machiavel : « On peut appeler heureuse la république à qui le destin accorde un homme tellement prudent, que les lois qu'il lui donne sont combinées de manière à pouvoir assurer la tranquillité de chacun sans qu'il soit besoin d'y porter la réforme. /…/ Au contraire, on peut considérer comme malheureuse la cité qui, n'étant pas tombée aux mains d'un sage législateur, est obligée de rétablir elle-même l'ordre dans son sein. Parmi les villes de ce genre, la plus malheureuse est celle qui se trouve plus éloignée de l'ordre ; et celle-là en est plus éloignée, dont les institutions se trouvent toutes détournées de ce droit chemin qui peut la conduire à son but parfait et véritable, car il est presque impossible qu'elle trouve dans cette position quelque événement heureux qui rétablisse l'ordre dans son sein »[37]

Les tensions sociales qui règnent à Saint-Domingue, l’exploitation industrielle capitaliste de l’esclavage des noirs, la structure des classes sociales et les antagonismes de classes/races mettent la société dans une situation d’incertitude où les moindres efforts de révolte sont susceptibles de provoquer le chaos. Un chaos qui accélèrera la décomposition de la structure coloniale en vue de la formation de nouvelle structure. Le fait que les problèmes de classe sont sans cesse greffés sur des problèmes de race aggrave la situation mais rend paradoxalement moins probable l’alliance entre les factions de classe. Ce climat très mouvementé sert de socle d’accumulation de capitaux – économique, social, politique et symbolique – aux élites, ce qui allait avoir de profondes incidences sur la direction de la colonie et sur l’Haïti qui allait naitre.

La manière dont la métropole gère, à travers ses administrateurs coloniaux, les décrets, et tout autre acte d’arbitrage – qui ne sont pas souvent cohérents, la distance accentue davantage l’incohérence – entre des intérêts et des valeurs qui ne sont pas constamment compatibles, la colonie attise les tensions. L’ensemble de ces facteurs ont accéléré l’émergence de l’Etat d’Haïti qui pourtant a toujours été imprévisible.

Si la conjoncture (structure) internationale a permis la constitution d’une colonie aussi riche et prospère au profit de la France d’une part, elle a d’autre part favorisé l’indépendance (blocus maritime des anglais aux français, soutient des Etats-Unis, les guerres franco-espagnoles, anglo-espagnoles, anglo-françaises, anglo-hollandaises, hispano-hollandaises et franco-hollandaises qui ont eu des incidences sur toute l’Amérique). Une fois l’Etat d’Haïti émergé, la conjoncture internationale ne lui est guerre favorable car elle est la remise en cause par excellence de l’ordre esclavagiste mondial, donc du mode de production capitaliste. L’esclavage étant considéré comme un moyen de production.

Cette conjoncture défavorable ajoutée a d’autres facteurs tels que la « gouverne-mentalité imposée » par les pères fondateurs qui ont pour corollaire la corruption (refus de l’idée que les gouvernants doivent rendre des comptes), l’inscription de Saint-Domingue dans la continuité de l’habitus colonial (raciste, travail forcé, etc.), l’impossibilité pour la société haïtienne d’atteindre « l’ataraxie sociale » à cause d’une peur perpétuelle d’un retour offensif de colons agresseurs, sa non-admission dans le concert des nations, le manque criant de ressources humaines et de capitaux, la confusion entre secteur public et privé, etc. ont bloqué le développement du pays et l’épanouissement du capitalisme. Le niveau de développement d’une société et le mode de production en vogue dessinent le type d’Etat.

Nous avons essayé en partant des typologies classiques de l’Etat (Weber, Elias, Bloch, Hintze, Médard…) de faire une considération qui se veut a-normative en ayant soin de ne pas définir l’Etat d’Haïti en fonction de ce qui lui manque ou qu’il a en excès par rapport aux autres Etats mais le définir comme la possibilisation d’organisation institutionnelle et juridique d’une société. Nous avons défendu l’idée que l’Etat haïtien est serendip, ce qui est probablement le cas de beaucoup de grande construction historique. Cette posture permet d’évacuer la dimension ethnocentrique qui jalonne certaines analyses sociohistoriques de l’Etat. Si on a affaire à un ensemble de résultats atteints par chance ou erreur on sera obligé de se garder de toute hiérarchisation des types d’Etat. Ce qui permet une analyse plus ou moins conforme à son objet.

On n’a pas de forme achevée de ce qu’est et ce que doit être l’Etat. Les formes d’organisation sociale se métamorphosent avec le temps et chaque organisation sociale donnée ouvre la possibilité à de nouvelles formes d’organisations sociales. Ainsi l’Etat « post-féodal » qui a émergé en Europe semble, a travers l’Union Européenne, sur le point de se transformer pour donner une structure inédite, car on n’a affaire ni à un Etat classique, ni un Etat fédéral, ni confédéral, ni associé, pour ne citer que ceux-là. Ainsi la réflexion débouche sur ces interrogations : Etant donné que l’Etat est « un résultat atteint par chance ou erreur », il y a-t-il des stratégies, un agir collectif permettant de parvenir à un résultat historique donné ? Sinon quel est le sens de l’action au-delà de ce que peuvent lui attribuer les actants ou les analystes ?



[1] Toussaint (on ne sait pas très bien s’il s’appelait déjà Louverture ou Breda) cité in Jean casimir, la culture opprimée .P. 71

[2] Voir Christophe Wargny, Haïti n’existe pas, 1804-2004 : Deux cents ans de solitude, paris, Autrement, 2006

[3] Ayiti kiskeya bohio fut l’ancien nom « indien » de l’île. En créole Ayiti désigne aujourd’hui la partie occidentale.

[4]J. Fouchard illustre cette déshumanisation à partir des châtiments infligés aux nègres : la suspension par les quatre membres … La pendaison par l’oreille clouée… L’ablation de l’oreille… Le supplice du fouet aggravé de tisons de feu, de piment, de sel, de citron, de cendre, d’aloès ou de chaux vive. Cité par Jean Casimir in La culture opprimée, Port-au-Prince, Média-texte, 2006, P. 93

[5] Yves saint-Gérard, Haïti l’enfer au paradis. Mal développement et troubles de l’identité culturelle, Toulouse, Eché éditeurs, 1984, P. 111

[6] Henri Christophe allait devenir, suite à la mort de Jean-Jacques Dessalines en 1806, Henri 1er dans le Nord

[7] Ce travail est conçu comme préalable à d’autres travaux de recherches plus approfondis sur le sujet, vu le temps qui nous est imparti il sera sommaire.

[8] Napoléon 1er, correspondance 8ème vol., Plon, 1861, Lettres 6456-6468 cité in Denis Laurent-Ropa, Haïti Une colonie française 1625-1802, Paris, L’Harmattan, 1993, P. 15

[9] Voir Leslie J.-R. Péan, Haïti économie politique de la corruption, tome I, Paris, Maison & Larose, 2003 P. 3

[10] Alain Yacou (dir.), Saint-Domingue espagnole et la révolution nègre d’Haïti, Paris, Karthala « hommes et sociétés », 2007, p. 668

[11] Daniel Voguet, Marie-France …, Le Monde diplomatique, « Longue marche contre l’oubli », novembre 2007

[12] C’est l’effet Serendip. Voir Erik Neveu, sociologie du journalisme, Tournai (Belgique), La Découverte, 2004, p.51. Pour un développement historique plus large voir Jean-Pierre Depetris, « Autour de Bolgopol » http://jdepetris.free.fr/Livres/voyage3/cahier32.html consulté le 20/11/07

[13] Joseph Schumpeter, Capitalisme, socialisme et démocratie : La doctrine marxiste; le capitalisme peut-il survivre ? Le socialisme peut-il fonctionner ? TROISIÈME ET QUATRIÈME PARTIES,(Traduction française, 1942), document produit en version numérique par Jean-Marie Tremblay, collection: "Les classiques des sciences sociales" Site web: http://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.html

P. 98

[14] Trésor de la langue française, http://atilf.atilf.fr/dendien/scripts/tlfiv5/advanced.exe?8;s=869058105; consulté le 15/11/07

[15] Idem.

[16] Trésor de la langue française, http://atilf.atilf.fr/dendien/scripts/tlfiv5/advanced.exe?8;s=1320254340; consulté le 16/11/07

[17] Jean-Pierre Depetris, « autour de Bolgopol » , op. cit

[18] Emmanuel Terray, Une histoire du royaume Abron du Gyaman, Paris, Karthala, 1995, cité par Clemens Zobel in The appropriation of alterity: politics, identity and history in the village communities of the Manding hills of Mali, Ph.D. in ”cotutelle” at the Centre d’Études Africaines, EHESS, Paris and at the Department of Social and Cultural Anthropology, University of Vienna, Austria. p. 278

[19] Max Weber, Le savant et le politique, « Politik als Beruf » paris, Plon, 2002 (1919), p.125

[20] Norbert Elias, La Dynamique de l’Occident (Über den prozess der Zivilisation, II, 1969), paris Calmann-Lévy, 1975, P.30

[21] Otto Hintze, Féodalité, capitalisme et Etat moderne, paris MHS, 1991, P.308

[22] Le chevauchement de la sphère publique sur la sphère privée ne renvoie pas forcément à l’idée d’un Etat totalitaire ou absolutiste.

[23] Joseph Schumpeter, op. cit. P. 9

[24]Trésor de la langue française, http://atilf.atilf.fr/dendien/scripts/tlfiv5/advanced.exe?8;s=4060986435; consulté le 15/11/07

[25] Idem

[26] Association Le Donjon de Houdan, « Evolution vers une nouvelle répartition des pouvoirs », http://ledonjondehoudan.free.fr/v3/Exposition/Societe/Societe2.htm, consulté le 15/11/07

[27] Sauveur Pierre Etienne, op. cit.

[28] Leslie J.-R Péan, Haïti économie politique de la corruption, De Saint-Domigue à Haïti, 1791-1870, Paris, p.7

[29] Sauveur Pierre Etienne, L’énigme haïtienne Echec de l’Etat moderne en Haïti, op. cit. p.30

[30] Michel Foucault, « la gouvernementalité », P.102, Magazine littéraire, numéro 269, Paris, 1989.

[31] Sophie Coignard, « Quand l’Etat fait ce qu’il nous interdit », Le point , 10/12/1999 , http://www.lepoint.fr/actualites-societe/quand-l-etat-fait-ce-qu-il-nous-interdit/920/0/76515 , consulté le 11/03/08

[32] idem

[33] Yves Mény, la corruption de la République, paris, Fayard, 1992, cité par Mwayila Tshiyembe in « La science politique africaniste et le statut théorique de I‘État africain : un bilan négatif », p.113

[34] Leslie péan, op. cit.

[35] Jean-françois médard, « l’Etat néo-patrimonial en Afrique noire », in j-f médard, etats d’afrique noire. Formation, mécanismes et crises, paris karthala, 1991, p.332

[36] Jean Casimir, La culture opprimée, Port-au-Prince, Média-texte, 2006

[37] Nicolas de Machiavel, Discours sur la première décade de Tite-Live (1531), Paris, Gallimard, 2004, P.7

2 commentaires:

Anonyme a dit…

Cher compatriote,
Après t'avoir lu sur ton blog, je t'ncourage vivement à écrire un livre qui pourrait nous aider à saisir la problématique de notre Pays, victime de ce sous-développement chronique dont les prinicpales causes se retrouvent dans notre incapacité à construire cet Etat et surtout dans nos antagonismes histotiques non encore assumés. Zabeth

Moun plato santral a dit…

Je vous remercie, Zabeth. J'y pense.

Bien à vous

R.