Haïti : Etat sans « moyens » ?
Paru in Le Matin du 30/06/08
Dans les jeux interétatiques où les Etats sont interdépendants, chacun utilise les moyens dont il dispose pour parvenir à ses fins. C’est une réalité qui subsistera tant qu’il y aura des sociétés humaines peu importent les formes d’organisation sociale et institutionnelle. Cela ne veut pas dire que l’Etat, lui, subsistera tant qu’il y aura des humains.
La réalité Etatique favorise les Etats ayant les moyens d’atteindre leurs fins et perpétuer leur existence. L’Etat, en effet, se définit par ses moyens et n’existent que par ses moyens. Cette affirmation est surtout valable pour l’Etat moderne. C'est-à-dire la forme d’organisation institutionnelle qui a fait son apparition en Europe autour du XVème-XVIème siècle. Du point de vue épistémique, les analyses consistant à qualifier des Etats contemporains de modernes et d’autres de non modernes ne nous apprennent pas grand-chose sur la réalité étatique contemporaine. Elles nous éclairent néanmoins sur la persistance de l’ethnocentrisme dans la pensée contemporaine vis-à-vis l’Etat.
Il faut concevoir toutes les structures portant le nom Etat, de nos jours, comme Etat moderne. Deux conditions sont essentielles pour qu’un Etat soit Etat :
- Il faut qu’il se désigne et soit reconnu en tant que tel par ses pairs (par les autres Etats)
- Il doit se donner les moyens d’assurer sa subsistance et son existence.
La souveraineté d’un Etat dépend essentiellement de ces deux conditions-là. Dans quelle mesure Haïti en tant qu’Etat répond-elle à ces deux conditions ? Un long développement est nécessaire en vue d’une réponse satisfaisante à cette question. Ce qu’il est impossible de faire ici. Prenons donc des raccourcis.
En ce qui a trait au premier point, il ne fait aucun doute qu’Haïti se reconnaît et est reconnue en tant qu’Etat par ses homologues. La question est désormais axée sur la nature de cette reconnaissance mais surtout les moyens dont dispose l’Etat haïtien. Par moyens, il faut entendre la « violence physique légitime » et le développement socio-économique.
Au niveau de la violence physique, Haïti se trouve dans l’obligation de faire appel à des forces étrangères pour assurer sa sécurité intérieure mais aussi sa sécurité frontalière. Cela engendre une double perte de souveraineté. En politique (du point de vue stratégique aussi), il y a au moins deux façons d’agir. On agit en posant des actions mais le fait de ne pas poser d’actions (de ne rien faire) est aussi une façon d’agir. Quand un Etat se trouve dans une situation où sa sécurité intérieure est assurée par une force étrangère, l’outil dont dispose cette dernière est double. La force étrangère, en l’occurrence la Minustah, peut agir en posant des actions pour combattre l’insécurité de même qu’elle peut agir par le seul fait de ne rien faire pour sécuriser le pays. Cette dernière façon d’agir peut avoir des conséquences sociopolitiques incommensurables. Mais les deux façons d’agir sont égales dans le sens de l’action politique.
Le fait qu’Haïti n’a pas d’Armée et laisse sa sécurité extérieure à la merci de l’étranger la place dans une situation de non-existence on de non-étant en tant qu’Etat. IL est bon de noter que les Etats dans les jeux interétatiques n’ont pas d’amis, c’est contraire à leur nature. Les Etats ont des intérêts et seulement des intérêts (qui peuvent être sous diverses formes).
L’Etat est le fruit du « jeu d’interaction entre incertitudes, frictions et hasards » et ces « jeu[x] d’interaction entre incertitudes, frictions et hasards » sont le fait des Etats (Von Clausewitz ; Charles Tilly). Cette donnée est fondamentale pour la compréhension de l’Etat.
Un Etat sans Armée rend un grand service aux autres, et, en dehors d’un contexte d’alliance, aucun Etat n’a intérêt à ce qu’un autre ait une force Armée performante (sauf dans quelques rares exceptions où cette absence peut nuire à ses intérêts). L’Armée est un moyen qui permet à un Etat de se faire respecter par la crainte (dissuasion) et d’imposer sa volonté à un autre. Pour parvenir à ses fins l’Etat doit déployer tout un ensemble de ressources. Et cela a un coût. Quand un Etat X a affaire à un concurrent Y sans Armée donc sans moyen de défense (ce qui est contre-nature), l’Etat X n’a pas besoin de dépenser ses énergies à neutraliser l’Etat Y qui se voit imposer purement et simplement la volonté de l’Etat X.
Plus d’un croit qu’aujourd’hui ces genres de considération sont complètement dépassés et que l’Armée n’est plus nécessaire à l’ère de la généralisation des liens d’interdépendance entre les humains et l’accélération des échanges à tous les niveaux. Ce discours ne prend pas suffisamment en compte la réalité du monde et a peu de fondement empirique. Il s’agit là de la confusion entre ce qu’est le monde et ce qu’il devrait être. L’augmentation croissante des dépenses militaires s’inscrit en faux contre cette interprétation de type eschatologique. A vrai dire ce qui a changé ce sont les modes opératoires avec la mise en avant de l’idéologie du « tout économique » visant à occulter les autres motifs qui poussent les actants à agir.
Cependant le poids économique d’un Etat influence grandement ses moyens de contraintes et altère la perception qu’ont les autres Etats de lui dans le jeu. Le faible développement du capitalisme en Haïti et le manque de production de richesse font que l’Etat n’ait pas les moyens suffisants. Or le degré de développement socioéconomique d’un Etat détermine sa place dans le jeu interétatique.
Du point de vue de la violence physique légitime et du développement socioéconomique les moyens de l’Etat d’Haïti sont donc maigres. Un Etat sans moyens n’est autre qu’un Etat sans Etat. Un Etat sans Etat en tant qu’Etat est appelé à disparaître. La construction d’Haïti en vue de lui attribuer les moyens étatiques ne saurait attendre une dizaine d’années encore. A nous donc de savoir si elle doit disparaître où survivre en tant qu’Etat.
Renald LUBERICE
Paris, 26 juin 2008
Courriel : lubericerenald@hotmail.com
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