Les nouvelles politiques urbaines[1]
Jean-Pierre GAUDIN
Auteur d’une douzaine d’ouvrages, spécialistes de l’analyse et histoire des politiques publiques, gouvernement et gouvernance, et action publique, Jean pierre Gaudin est professeur de science politique à l’institut d’études politiques d’Aix en Provence et expert à la mission scientifique universitaire du ministère de la recherche. Il est à la fois Politologue, juriste et géographe. Avant Les nouvelles politiques urbaines, PUF, 1993, (l’objet de ce travail) il a écrit notamment, L’aménagement de la société, L’avenir en plan : technique et politique dans la prévision urbaine. Etc. L’ouvrage dont nous traitons est une étude sociologique faite sur les politiques urbaines en France. La bibliographie l’atteste.
L’objet de l’ouvrage est les actions publiques se portant sur la ville. Elles concernent vraisemblablement un champ « plus vaste que celui de la planification territoriale et la production des logements sociaux ». Aujourd’hui on accentue sur le domaine social urbain. Il s’agit de politiques sectorielles de l’Etat telle que la santé publique, l’aide sociale, l’urbanisme, la justice, l’éducation etc. les banlieues sont concernées au premier chef. Cela amène Jean-Pierre Gaudin à se demander si « l’action sur la ville ne révèle-t-elle que du traitement social, [si] la politique urbaine aujourd’hui n’est elle qu’une gestion spatiale de l’exclusion ? » Le volet économique est par ailleurs très présent dans les considérations sur les villes. Car il existe une compétition visant à capter les flux économiques. Les municipalités essayent de consolider et de moderniser les bases économiques des villes grâce aux projets urbains. Ce qui donne une place prépondérante aux grands projets high-tech. Il importe donc de voir quels sont les contours réels des politique urbaines contemporaines au-delà de ces considérations et de voir dans quelle mesure les nouveaux champs d’action invalident ou non les démarches classiques de la planification et de la gestion foncière.
L’action publique concernant la ville fait appel à des acteurs diversifiés ce qui serait non sans effet sur le « pouvoir d’impulsion prédominant » de l’Etat et ses représentants territoriaux. (cf. loi sur la décentralisation 1982-1983)[2] La multiplicité des pôles d’initiatives renvoie à l’interrogation récurrente : « qui décide vraiment d’une politique publique ?». Comprendre le fonctionnement de ces nouvelles structurations, la manière dont la construction sociale des interlocuteurs s’opère, les logiques de négociations et transactions entre les associés potentiels est important.
Le débat parlementaire d’avril 1993 au sujet de la politique de la ville a permis l’émergence de tout un tas de question. Trois registres peuvent permettre d’évaluer les politiques urbaines :
1- volontarisme politique significatif dans les objectifs d’aménagement
2- Cohérence entre les différents intervenants publics, coordination des orientations et des moyens via une autorité centrale
3- Une visée globale de la ville toute entière avec un ordre d’ensemble pouvant se généraliser progressivement. (P.6)
Il existe différentes approches dans l’analyse des politiques publiques. Jean-Pierre Gaudin a opté pour celle préconisée par P. Muller (1990) qui met accent non sur un schéma « séquentiel mains itératifs et faisant place aux rétroactions à toutes les étapes d’une politique considérée sans toute fois négliger la dialectique passé/actualité. (p.7).
C’est en 1919 que s’amorce la planification urbaine moderne en France avec une loi sur les plans « d’aménagement, d’embellissement et d’extension ». Ces plans d’intervention publique doivent être conçus en tant que systèmes. La loi Cornudet consacre l’attitude prévisionnelle qui envisage dans l’espace et dans le temps l’extension urbaine dans son ensemble. Désormais la ville est conçue comme une machine économique, elle est taylorisée. La loi sur les plans se veut une réponse à des besoins notamment urbains en termes de logements ouvriers mais aussi en termes de gestion, de distribution d’eau et de collecte des déchets, etc.
La recherche d’effets politiques particuliers a également catalysé la volonté de mettre en place les plans d’urbanisme en France. Le plan d’extension va de pair avec la perspective de réforme sociale. L’élaboration des plans d’aménagements est à la base conçue sous forme de zonage marqué des espaces, un modèle hiérarchisé d’organisation de la ville. « Le zonage accentuera /…/ à grande échelle des différenciations sociales [qui], à tout le moins, existait déjà. » ce processus de zonage ne sera donc pas dépourvu de choix politique. Les gestionnaires locaux mettent par ailleurs accent sur le phasage de l’urbanisation future. C’est-à-dire un étalage dans le temps l’effort d’équipement avec un plan de financement public.
La perspective du zonage a fait l’objet de résistance, car on se demande si la grande ville ne va pas casser le lien social et la participation citoyenne (politique). Des mesures allaient être prises en vue de l’encadrement des nouvelles populations urbaines en introduisant des nouvelles utilités collectives et favorisant les relations de voisinage tout en promouvant la formation du futur citoyen. Dans une perspective organiciste, les partisans de l’urbanisme de plan prônent la prise en compte de la dialectique du tout et de ses parties, de la ville et de ses quartiers.
Un certain « municipalisme » résulte dans la conception de la politique urbaine. Les communes de plus de 10.000 habitants devaient, sans qu’on l’ait formulé lors des discussions, prendre en charge l’élaboration des plans. Car « on a voulu prolonger le champ des compétences progressivement dévolues aux principales communes urbaines au cours des siècles, en matière de police des constructions (hauteurs maximales et réglementations des matériaux des murs pour lutter contre les risques d’incendie. De gestion de la voirie publique et règles d’alignement pour délimiter la frontière entre le domaine public et les propriétés privées. » P20
La planification urbaine est conçue par plus d’un comme étant conduite par les villes elles-mêmes. Les années 50 ont vu apparaitre les dispositifs tendant à supplanter ou à contourner les communes. Mais dans l’ensemble la politique urbaine des trente glorieuses n’a pas été téléguidée depuis Paris. L’espace de négociation était pluridimensionnel.
L’élu peut néanmoins entreprendre des démarches dont il est plus ou moins bien conscient de la probabilité d’un refus. Le but est de « dégager sa responsabilité » en faisant prévaloir l’existence d’une super tutelle étatique. (P. 39). Les acteurs locaux peuvent employer des stratégies afin « de peser sur les règles administratives nationales ». (P. 40) Car à cette période la négociation reste une ‘ruse’. C'est-à-dire une pratique non explicite et non codifiée et qui échappe au début public pour l’essentiel.
L’urbanisme du début du 20ème siècle se transforme peu à peu en politique publique sans pour autant adopter un schéma linéaire. Les lois de décentralisation du début des années 80 ont amplifié l’évolution dont les politiques urbaines sont l’objet autour du leitmotiv de « modernisation de l’action publique. Elles ont institutionnalisé en quelque sorte l’intuition contractuelle à travers des transferts des compétences aux collectivités territoriales. (Pp. 42-43). Il y a une sorte de répartition de tache entre l’Etat et celles-ci tout en instituant une forme de complémentarité. L’Etat se dégage à la fois institutionnellement et financièrement.
Une politique contractuelle est mise en place dans le domaine et l’aménagement et la gestion urbaine. Celle-ci implique aussi bien les partenaires sociaux, l’Etat, les collectivités territoriales, les opérateurs du logement social et des associations locales du secteur socio-éducatif. Les politiques urbaines « contractuelles » vont revêtir de deux caractères supplémentaires. « L’intervention physique sur le bâti doit se doubler d’une analyse systématique de la situation sociale du quartier considéré et de l’impact social de la réhabilitation, d’autre part, les négociations et les accords contractuels liés aux OPAH[3] se tournent très directement vers des interlocuteurs de droit privé des associations de propriétaires » etc. (P. 49)
Les événements de Vénissieux et de Minguettes vont pousser à une réflexion d’ensemble sur les conditions nouvelles de l’action publique. C’est à ce moment qu’on va définir les actions de « développement sociales des quartiers ». On va se servir des leçons apprises des expériences précédentes. Les populations concernées vont être de plus en plus intégrées dans les débats. On assiste à un foisonnement un peu désordonné, une sorte de tentative de structuration progressive. Il s’agit d’un mouvement aléatoire où tantôt les villes ont le champ libre, tantôt l’Etat reprend le flambeau.
Les politiques urbaines contractuelles sont « directement liées au mouvement de décentralisation des compétences [et] à la marginalisation d’une planification globale […] » P.53. Elles visent à impulser une dynamique localisée. Les politiques urbaines concourent à mettre les villes en concurrences entre elles mais aussi à intensifier les actions publiques de solidarités. Les concurrences sont d’ordre économique, culturel et de stratégie d’images. Les collectivités collaborent de plus en plus étroitement et ouvertement avec les entreprises « au nom du développement économique et de l’emploi ». On assiste parfois à une complaisance souvent trop poussée en terme de primes ou d’exonérations fiscales diverses.
Du point de vue culturel la concurrence résulte de stratégies consistant à produire des événements et à séduire un grand public ». (P.68) La culture devient un produit de consommation elle est mise en scène et participe au spectacle collectif.
Les villes produisent des images à fin de se rendre plus visibles et plus attractives mais aussi de produire des effets locaux d’adhésion collective. » P. 71. Cependant les effets recherchés et les stratégies déployées ne sont pas toujours mécaniques d’autres facteurs externes y jouent.
Corolaire à ces dynamiques urbaines un sentiment d’exclusion sociale et de ségrégation urbaine s’accroissent. L’évolution différentielle des marchés fonciers, la volonté dans certaines municipalités de se constituer des bases sociales et électorales homogènes ont concouru à typer fortement dans beaucoup d’agglomération urbaine française des mondes assez étanches de richesse et de pauvreté. Pour palier ces difficultés la loi d’orientation pour la ville LOV a été ‘adoptée en 1991. Elle se propose d’encadrer certaines implications trop favorables à certains égoïsmes locaux ». P. 81
L’incertitude économique allait soudain remettre en question l’esprit de prévision à long terme. « La planification spatiale globalisante » parait hors portée. Les choix d’agglomération deviennent difficilement compatibles avec une pleine et entière autonomie des communes, ce qui va pousser les décideurs à changer de tactique. L’ambition de définir une image globale et volontariste du devenir des agglomérations s’est amoindrie.
En France, le territoire est très quadrillé, le nombre de communes élevé. L’Etat se voit donc obligé d’inciter financièrement les communes à se regrouper en vue de plus d’efficacité. « La multiplicité » des communes en France a longtemps été un élément au cœur du dispositif politique national. Tout plan de fusion des communs est mal vécu (exemple des années 1971). La coopération communale se fait sur une base purement volontaire.
Pour compenser les inégalités intercommunales, l’Etat a introduit une règle de solidarité consistant, par exemple, en IDF, à créer un fond de solidarité financière, les communes ayant une base de fiscalité supérieure de 50% à la moyenne, cotisent en vue de redistribuer une partie de leur revenu à des communes moins bien loties. Malgré les difficultés de gestion, un quadrillage communal présente des avantages de proximité démocratique.
Les politiques urbaines contemporaines en France compilent compétitivité et solidarité à travers une répartition de taches et d’initiatives. Cependant, la répartition des taches n’est pas générale et stable « certaines politiques sociales nouvelles, comme le RMI, impliquent en effet, de manière très étroite non seulement l’Etat, mais également les départements et, dans la pratique, bien des communes urbaines » p93. Par ailleurs, les enjeux régionaux et mondiaux poussent l’Etat central à accorder une place importante à Paris qui se doit d’être compétitif.
L’Idée de contrat que renferment les politiques contractuelles est parfois problématique dans la mesure où l’état prône l’argumentation de l’intérêt général qui autorise à faire exception au fondement même de l’idée de contrat : l’égalité de principe entre les contractants. L’idée de contrat est une pratique rependue notamment en Grande Bretagne, en Allemagne, Italie, etc.
Des critiques identiques ont parfois été émises à l’égard de la politique contractuelle en France et en Allemagne. Il y a un « foisonnement des bureaucraties de coordination, et une tendance à ratifier les statu quo consensuels et les rapports de force acquis. Tout cela avec une revalorisation symbolique du local qui masque souvent une dépendance encore réelle à l’égard des incitations du gouvernement central ». p103. Une pluralité (diversification) dans les « polarisations des politiques contractuelles d’aménagement et d’urbanismes ». Les contrats passés entre l’Etats et les régions dépendent d’arbitrages nationaux. P108
En, revanche les chartes de développement local sont gouvernées essentiellement par les initiatives locales. La polarisation n’est toutefois pas linéaire, certaines politiques tendent à se territorialiser. La politique doit « trouver son inscription dans des revendications d’appartenance /…/ agencer transversalement des ressources et /.../ Mobiliser des relatons horizontales entre différents pôles d’acteurs. » p 109. Pour ce faire, une capacité de coordination administrative est nécessaire. La territorialisation d’une politique publique nécessite l’entretien et l’appui d’une mobilisation politique locale.
La question des intérêts particuliers demeure dans les choix et la conduite des politiques publiques. En France on a pris l’habitude de reléguer cette question au second plan au nom de l’intérêt général. Pour aborder cette problématique le recours à des analyses anglo-saxonnes fournit des outils de repère méthodologique importants.
Les notions de policy community et de issue network permettent de mieux appréhender la réalité. La première notion regroupe trois pôles d’acteurs (élus spécialistes, professionnels de services publiques concernés et groupes d’intérêts). Cette approche s’apparente au néo- corporatisme. Cependant cette notion s’avèrerait inadéquate à expliquer la réalité observable, d’où la proposition de la notion issue network. Sorte de réseau de débat permettant l’analyse de situation complexe.
La conclusion générale que fait Jean-Pierre Gaudin s’axe autour de ces « trois perspectives d’interrogation se portant sur des enjeux qui se dessinent particulièrement en terme de champs, d’échelle et de méthode d’actions». La première concerne le devenir de « l’ampleur du champ d’intervention des villes », la seconde l’évolution des « échelles d’organisation et de débat », et enfin, la troisième l’évolution des méthodes de l’action publique et aussi la négociation des contrats. En France le conventionnement des politiques urbaines n’est pas placé sur des contrats juridiques mais des « méta-contrats » dont les effets de droit ne sont pas assurés d’où la nécessité d’une analyse qui évaluera scientifiquement la contractualisation. Pp119-123.
Jean-Pierre Gaudin fait une présentation brillante synthétique et succincte d’une question complexe relevant de l’analyse des politiques publique impliquant des acteurs « multipolaires » et des considérations politiques diverses sur une très longue période. Les politiques urbaines comme toute politique publique ont changé « d’esprit ».
Ce travail, grâce à une subtile compilation de matériaux empiriques et théoriques, montre que les interventions sectorielles de l’après guère cèdent la place à des politiques plus diversifiées, décentralisées et complexes, les services que produisent les villes sont divers et de plus en plus sophistiqués. Il permet également d’observer le caractère non-linéaire, non-mécanique des politiques publiques. Le temps, les incertitudes et les contraintes, les rapports de force tant du point de vue interne qu’externe concourent à donner une dimension imprévisible aux actions publiques.
On aurait cependant voulu certaines fois des développements plus poussés qui présenteraient les différentes phases des politiques urbaines à travers leur dimension immatérielle (discours, émotions, etc.) mais l’esprit synthétique qui a animé l’ouvrage l’a probablement emporté. Cet ouvrage est une importante contribution dans l’analyse des politiques publiques urbaines. Ils ouvrent le champ à de nouvelles possibilités d’analyse.
Renald LUBERICE
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