dimanche 10 mai 2009

La sorcellerie ou le rapport des « sans-parts » à eux-mêmes, à l’au-delà et à la société ?

La sorcellerie ou le rapport des « sans-parts » à eux-mêmes, à l’au-delà et à la société ?

Les Allemands l’appellent « hexerei », les Anglais « witchcraft », les Espagnols « brujeria», les Camerounais la bifurquent : les personnes qui combattent la sorcellerie (bat oba mianga, besunkan –en langue douala) et les personnes perverses (bewusu, balemba, bekong) [Eric de Rosny. 2006 : 27]. Quoi qu’il en soit la sorcellerie concerne le concret de l’existence. Elle renvoie à la vie familiale, politique, religieuse, etc. Cette pratique remonte très loin dans l’histoire de l’humanité. Les humains en général reconnaissent « un désir de mort, une agressivité primordiale au sein des rapports de l’homme à l’homme » [Beinaert, Revue christus, n° 52. 1966 : 496].
La potentialité perverse de l’homme pour l’homme est reconnue par quasiment toutes les religions et même par la philosophie. N’est-ce pas Hobbes qui nous a expliqué dans sa théorie fictive du contrat social que « l’homme est un loup pour l’homme ». Marx quant à lui met en exergue le fait qu’un petit groupe d’hommes s’accapare le grand capital (pervers, source d’injustice) au détriment des autres hommes, et que ce même petit groupe d’hommes sous couvert d’une démocratie et d’un droit formels use des appareils d’Etat à leur bénéfice. Des disciplines comme la psychiatrie et la psychanalyse se proposent de libérer l’individu des ses angoisses.
La sorcellerie est une illustration des relations conflictuelles de l’individu à lui-même, entre l’individu et le groupe ou encore entre les groupes. Sa fonction sociale est de permettre à « un groupe de personnes de continuer de vivre ensemble en tempérant, en détournant l’agressivité qu’elles portent en leur sein, sans attaque frontale, en faisant passer au niveau mystique le désir de nuire physiquement à autrui » [Rosny. 2006 : 28]. Charles Henri Pradelles de Latour affirme que les « affaires de sorcellerie résolvent les conflits en faisant l’économie des coups et blessures » [Ch-H. Pradelles de Latour. 1991 : 81].
Un observateur extérieur se demanderait comment et pourquoi la société haïtienne tient encore debout. La forte majorité de la population est rurale. Les maigres moyens étatiques de prévention et de résolution des conflits se concentrent dans les villes. Nombre de paysans naissent et grandissent sans jamais avoir à rencontrer un représentant de l’Etat (la présence de l’Etat sur l’ensemble du territoire s’est vraisemblablement amenuisée à la chute des Duvalier). Or, les campagnes haïtiennes sont étonnamment calmes. A titre d’illustration, pour les Zones de Baptiste, Mont-Léon, Lianne-Riché, Aléandre, Lianne-trompette, Matou, etc. (dans le département du centre) il y avait jusqu’à date récente moins de 5 policiers armés de pistolets de calibre 38 et de fusils 12 ! Que feraient ces policiers si les individus se mettaient à se quereller violemment?
Il se trouve que dans ces zones-là chacun sait que si tu violes la fille de X et que tu ne te maries pas, il te tuera, que si tu fais du mal à quelqu’un sans raison il se vengera (par des moyens occultes). Le fait que tout un chacun croit qu’on peut recourir à la sorcellerie en cas d’injustice crée un certain équilibre et une pacification sociale.
La sorcellerie prend également en charge sans a priori les personnes délirantes, en tentant de « rationnaliser » le délire. Ainsi tous les problèmes d’ordre psychologique des paysans haïtiens trouvent une rationalité (cause à effet). Il ne peut pas exister de problème de schizophrénie chez le paysan car dès lors que ces symptômes se présentent on cherche à savoir qui de ses connaissances proches ou lointaines est à la base de ce dysfonctionnement.
Il s’agit d’un mal dont il faut chercher les racines à « l’extérieur ». Dans ce sens, l’individu atteint du mal est déresponsabilisé. Si « se fè yo fè-l sa », son corps et son esprit ne sont pas responsables. Du coup les malheurs individuels sont forcément la résultante des interactions entre les individus du groupe.
La sorcellerie est présente dans tous les maux du groupe. Si le responsable n’est pas une proche connaissance, alors ce sera le fait de certains esprits maléfiques. Tous les maux que les « sans-parts » ne savent pas expliquer sont de la faute de la sorcellerie. Ainsi une fille de paysans atteinte de drépanocytose (anémie à cellules falciformes), cette maladie héréditaire qui atteint pour l’essentiel des personnes à peau noire, sera considérée comme victime de l’intervention de mauvais esprits. Elle sera prise en charge en tant que telle.
En guise de conclusion j’affirmerai que la sorcellerie ne relève pas d’une religion particulière mais de la condition humaine. Rien ne sert d’éradiquer une religion sous prétexte de sorcellerie. Cette volonté d’accuser une religion soi-disant responsable de sorcellerie est digne de religieux qui souhaitent augmenter l’effectif de leur propre religion et non de personnes sensées censées de réfléchir sur la société haïtienne.

Renald LUBERICE

Paris, 10/05/09

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