jeudi 7 mai 2009

Vodou : véhicule d’évasion, outil de l’« ailleurs », corvéable à merci

Vodou : véhicule d’évasion, outil de l’« ailleurs », corvéable à merci

S’il ne fait aucun doute des fonctions sociales des pratiques cultuelles, les raisons qui poussent l’humain à avoir recours à un « au-delà » imaginaire font l’objet d’âpres discussions et controverses. L’une des hypothèses les plus sérieuses renvoie à deux idées fondamentales : « la faiblesse humaine » et le fait que l’humain ait conscience de lui-même et de son entourage. Dans une nature truffée de grands mammifères prédateurs l’homme apparaît bien faible. Pour survivre il doit se défendre face aux dangers dont il est en permanence objet. C’est une nécessité qui le pousse à développer des compétences et aptitudes de survie et d’autoconservation.

Le fait qu’il ait conscience de lui-même et du monde qui l’entoure le met en face d’événements heureux (la naissance d’un enfant), d’événements malheureux (la mort d’un proche) ou des phénomènes naturels et environnementaux (les tonnerres, le vent, les éclairs, etc. bref, le déchainement de la nature). L’humain sera « vite » capable de se demander « pourquoi je vis ? Pourquoi mes proches meurent ? D’où viennent les orages ? »

Ce sont des phénomènes qui le dépassent. Son imagination va créer différents « êtres » capables d’expliquer ces phénomènes. Ces « êtres » vont être des arbres, le soleil et des êtres invisibles. Ils seront considérés comme étant à l’origine des malheurs, des bonheurs et l’ensemble des phénomènes que l’humain ne sait pas expliquer. Ils seront intégrés dans l’ensemble des activités humaines. Les êtres vont jusqu’à être utilisés en politique pour légitimer l’action du politique et la domination de ceux qui ont accaparé les capitaux sur les hommes et les femmes.

Dans un processus de monopolisation certaines sociétés vont réduire jusqu’à l’unité le nombre de ces êtres dénommés dieux. Certaines d’entre elles lui attribueront une morphologie humaine avec des attributs humains. On l’imagine dans un royaume, comme c’est désormais le cas dans la plupart des sociétés humaines, avec des servantes et des serviteurs parfois baptisés anges.
Les formes et les manières attribuées à ces divinités ne surgissent pas ex nihilo. Elles sont le fruit de l’imagination humaine, elle-même tributaire de l’expérience humaine et des conditions matérielles d’existence des humains. Ces divinités lui permettent de s’évader en l’espace de quelques instants et de s’extraire de ses soucis et de ses conditions humaines.
L’humain dont toute l’essence humaine est perdue à cause de sa déshumanisation par ses propres congénères peut toujours s’oublier quelques temps, s’abandonner à cet être ou ces êtres et ainsi avoir une certaine sensation de bonheur. Dans la colonie l’esclave dont l’espérance de vie est de cinq ans environ peut la nuit s’extraire de sa piteuse condition de non-humain et de non-étant grâce au culte vodouesque offert aux divinités.

Le colon dispose de nombreuses armes pour asservir physiquement et détruire psychologiquement l’esclave. Ce dernier qui n’en a quasiment aucune va utiliser le vodou comme outil de pression psychologique sur le colon. Pour que cet outil soit efficace l’esclave doit faire peur au colon. Le vodou sera dans ce cas utilisé comme outil de la peur. On lui attribuera des vertus qu’il n’a pas forcément (comme le pouvoir de métamorphose). Les empoisonnements ou d’autres coups purement physiques portés au colon seront attribués au vodou, ce qui multiplie sa capacité phobique. Cette capacité à faire peur au colon est la condition réelle ou supposée de son efficacité en tant qu’outil de résistance.

Il est évident qu’une telle recette ne fonctionnera que si elle est secrètement gardée. La capacité à garder le secret sera une des compétences nécessaires à la fonction de prêtre vodou. Le colon de son coté n’hésitera pas à utiliser le vodou comme outil de marginalisation des déshumanisés. Il le fera connaitre en tant qu’instruments maléfiques dont usent les esclaves contre leur maître.

Inutile de chercher la véracité de cet énoncé puisque le seul fait pour l’esclave de se rebeller contre son maître est déjà condamné par la bible et la société coloniale. La véracité des pouvoirs accordés au vodou n’a non plus d’importance. Le seul fait de se revendiquer d’autres dieux que le dieu des blancs est déjà condamnable et condamné.

Le vodou fait partie intégrante de l’esclave avec tout ce qu’il a en termes de savoirs et de savoir-faire non-occidentaux. Les pratiques médicinales d’origine africaine seront intégrées dans le vodou. On attribuera aux « remèdes-feuilles » utilisés une dimension mystique conçue comme condition de l’efficacité de la guérison.

L’ensemble de ces représentations et de fonctions attribuées au vodou forme désormais son image. Une image partagée dans toutes les couches de la société. Il ne faut pas croire que la société des vodouisants est une société égalitaire et parfaite. Le houngan détient un pouvoir « magique » qu’il exerce sur ses subalternes. Pour que ce pouvoir soit vu et perçu comme légitime, il faut que les subalternes y croient.

Le houngan a tout intérêt que la croyance au pouvoir maléfique et bénéfique du vodou soit maintenue. Il faut donc faire valoir le pouvoir d’avoir un accès privilégié aux esprits. Grace à ces accès privilégié et au pouvoir magique qui lui est reconnu, le houngan peut jouer la fonction de maître. Fonction qui est dans la plupart des cas dans le monde colonial réservée aux blancs.

Le vodou sert de liaisons, de lien de rencontre entre les esclaves. Il les lie aussi à la terre ancestrale qu’est l’Afrique. Cette Afrique n’est pas forcément l’Afrique continentale. C’est une Afrique construite par opposition au monde colonial qui le déshumanise. Elle est aux antipodes du calvaire de la traversée océanique où l’esclave est attaché dans une cale de navire dans l’odeur suffocante de ses propres excréments.

L’Afrique exprimée dans le vodou haïtien est un « ailleurs ». Le vodou est le véhicule permettant d’atteindre cet ailleurs, l’espace d’une nuit en dehors du calvaire de la plantation. Dans la colonie la religion dominante est celle du maître. En ce sens les croyances vodouesques relèvent de la superstition. Dans la mesure où elles « vont à l’encontre des doctrines et pratiques attestées par les fractions dominantes » de la société coloniale [Askevis-Leherpreux, 1998].

Je me focalise ici sur Haïti avec le présupposé que les lecteurs savent déjà que les superstitions et la sorcellerie vont bien au-delà de nos frontières. Favre-Saada a fait un travail très remarquable autour de la sorcellerie en France dans le Bocage. Au cours d’un entretien un désensorceleur français lui a déclaré : « on dit qu’ils sont sauvages en Afrique ; mais plus sauvages que nous, est-ce que vous en connaissez, vous qui avez tout lu ? Ici, on est tout de suite pris à mort : la mort on en connait que ça chez nous ».

On n’est pas ici en Haïti ni à l’époque médiévale : on est en France, en 1985 ! « Les paysans (français) expliquent leur malheur par la jalousie qui aurait poussé leur voisin à leur jeter un sort ; ils s’adressent à un désenvouteur qui les protègent de leur agresseur imaginaire en utilisant des rituels secrets » [Favret-Saada, 1985].

En Haïti, suite à la révolution de 1804, on aurait pu s’attendre à deux logiques concernant le vodou. Soit les haïtiens adoptent le vodou et ses croyances en rejetant le christianisme. Soit ils adoptent le christianisme et l’attitude savante occidentale qui relègue les croyances dont le vodou est porteur au rang de « l’application erronée de la loi de causalité » [Arnold va Gennep, 1938].

Les élites haïtiennes ne suivront aucune de ces deux logiques. Ils choisiront le christianisme qu’ils grefferont sur les croyances qui appliquent de manière erronée la loi de causalité (attribuée au vodou), tout en marginalisant le vodou. Enorme paradoxe ! Les nouveaux leaders politiques continueront à jouir des croyances dans leur pouvoir magique.

Le fait qu’un siècle après l’indépendance seulement environ 2 % des enfants en âge scolaire sont scolarisés renforce les croyances et l’application erronée de la loi de causalité. Le vodou sera l’interlocuteur privilégié d’une masse d’anciens déshumanisés qui n’ont toujours pas accès à la chose politique. En s’appropriant ces croyances sans se soucier des conditions matérielles d’existence de la masse paysanne, l’élite notamment politique se dote d’un double pouvoir : le pouvoir magique conféré par le Vodou d’une part et le pouvoir socio-économico-politique d’autre part.

Avec l’arrivée des courants religieux nés en Amérique du nord se revendiquant des réformes luthériennes et calvinistes, le vodou jouera un nouveau rôle. Celui de légitimer ces courants protestants. En effet, dans le monde social toute activité se doit d’être justifiée, tout acteur exerçant un pouvoir quelconque se trouve dans un impératif de justification du pouvoir exercé. Il doit clairement prouvé sa raison d’être. Les esprits vodouesques pourvoiront cette raison d’être à ces courants.

Les religieux protestants vont se donner une mission de « déchouqueurs (du français dessoucher) de malheurs ». Le principal responsable des malheurs est naturellement le vodou.
Etant donné qu’en Haïti le malheur ce n’est pas ce qu’il manque, les églises vont pousser comme des champignons. De la culpabilisation du vodou, ce nouveau business va prospérer. Et des chefs religieux s’enrichiront sur le dos des pauvres. Dans ces églises on peut même trouver des malades du sida internés prétextant que la prière a déjà guéri des personnes atteintes du Sida et que ces malades peuvent avec la foi bénéficier de cette guérison. Plus les témoignages sont rocambolesques, plus ils font sensations et plus le business marche.
Dans le monde politique, se faisant passer pour un adepte du vodou qui a du pouvoir, F. Duvalier utilise la peur qu’éprouvent les gens pour endiguer toute velléité de contestation. Par ailleurs la non-intégration dans l’esprit des gens d’un système judiciaire crédible les pousse à chercher justice ailleurs à travers une forme de vengeance personnelle.

Le Vodou est ainsi utilisé à des fins diverses. Sa non-institutionnalisation le dépouille de toute influence politique directe. Il est corvéable à merci. On s’en sert tout en le marginalisant. Et ce n’est pas avec une société dont le taux d’analphabétisme avoisine les 60 %, une université qui a du mal à produire un savoir anthropologique crédible sur le vodou, des élites appliquant à l’envers la loi de causalité que cette situation est prête de changer. Reste à espérer que les « sans-parts » réclament un jour leur part.

Renald LUBERICE
Paris, 06 mai 09

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