vendredi 16 octobre 2009

Question de citoyenneté : adresse à Lyonel Trouillot

Question de citoyenneté : adresse à Lyonel Trouillot

Monsieur Trouillot,

Je suis avec beaucoup d’intérêts vos chroniques et apprécie vos tentatives de problématiser des questions qui, en général, sont considérées dans en Haïti comme allant de soi et ne constituant donc pas de problèmes en soi, voire de problèmes politiques. Votre accroche dans la chronique du 01/10/09 parue sur le site de la Radio Kiskeya, reflète bien cette situation. Vous affirmez que depuis votre essai, que j’ai pris un énorme plaisir à lire, intitulé « Haïti, (re)penser la citoyenneté », rien « n’a été fait pour aménager une sphère commune de citoyenneté ». C’est un fait. Cependant une question en apparence toute simple me vient à l’esprit : pourquoi ? Je n’ai nullement la prétention, ni la capacité d’apporter réponse à cette question. Je tenterai néanmoins de participer à votre essai de problématisation, si vous me le permettez.

Partons du postulat, comme il est admis dans la Science politique contemporaine, que la politisation se fait en trois étapes. La première consisterait à identifier le problème, la seconde à le faire valoir comme problème social (c’est ce que vous tentez de faire, me semble-t-il) et la dernière à son accaparement par les politiques qui le considèrent comme effectivement politique en tentant d’y apporter une réponse politique. Le point de blocage de la question de la citoyenneté se trouverait entre la deuxième et la troisième étape. Sa problématisation en tant que problème social reste inachevée, et les politiques ne le considèrent pas comme un problème politique auquel il est bon de trouver une solution. Du moment où vous avez fait votre essai à aujourd’hui, la question de la citoyenneté n’a toujours pas constitué aux yeux de nos politiques un problème ! Les entrepreneurs politiques n’ont pas réussi à le faire valoir en tant que tel.

L’Etat haïtien, l’ « ordre social » chez nous, se base sur l’exclusion. L’identité est toujours mouvante. Elle se construit de manière relationnelle et/ou « réactionnelle ». Il faut probablement envisager l’émergence de l’Etat d’Haïti comme une collusion Etat vs Bourgeoisie au détriment des « sans-parts », notamment ceux dont les parents étaient encore en Afrique. Et comme vous l’avez bien affirmé, les mobilités sociales individuelles n’ont presque pas d’incidence sur la structure issue de cette collusion et qui est appelée à pérenniser.
Lorsque vous affirmez : « La bataille est donc pour sortir individuellement du groupe défavorisé auquel on appartenait pour rejoindre un groupe duquel on était exclu, et de faire jouer soi-même les mêmes mécanismes d’exclusion dont on était hier la victime. » Vous me faites penser à la fameuse « classe en soi », « classe pour soi » qu’a théorisée K. Marx. Les groupes en question (la « bourgeoisie » exceptée) forment peut-être des « classe en soi » mais sont loin d’être des « classe pour soi ». Je ne pense pas qu’il y ait une conscience de classe dans ces cas précis. Et même s’il y en avait, le seul fait de transcender sa condition de classe fait qu’on n’a plus les mêmes intérêts avec nos anciens « compagnons de classe ». Et donc, si on veut continuer à maximiser ses intérêts, on ne peut plus aller dans le sens de ceux qui n’ont plus le même intérêt que soi.

En ce qui a trait au « populaire », le mot seul est déjà l’objet d’une dévalorisation. Cet adjectif, de Platon aux théoriciens « postmodernistes », est synonyme (faux) de plèbe, de vulgate, de canaille, etc. D’où la misère de la culture dite populaire.
Je serai moins optimiste que vous quant au patriotisme et au mercenariat des bourgeoisies américaines et françaises. Ce que vous dites n’est pas faux mais je crois que toute bourgeoisie agit en fonction de ses intérêts (ou ce qu’elle croit l’être). Il se trouve que les activités se déroulant au tour des fêtes nationales concordent aux intérêts des dites bourgeoisies, alors on a l’impression qu’elles sont plus patriotiques et plus éclairées que la notre. L’Etat sert indéniablement la bourgeoisie, il entreprend un rapport incestueux avec elle. Et lorsqu’il menace de ne plus la servir, elle se révolte et fait alliance si nécessaire avec celui qu’elle considérait jadis comme de la « canaille ». C’est une alliance provisoire puisque les intérêts ne sont pas les mêmes. Aussi tôt que la situation retourne à la normale chacun/e regagnera sa place.

Aujourd’hui le débat, à mon sens, n’est pas de se demander pourquoi notre bourgeoisie est moins « gentille » que les autres bourgeoisies. Mais de se demander qu’est ce qui fait le rapport bourgeois/Etat est si différent en Haïti qu’ailleurs ? Comment fonctionne la bourgeoisie haïtienne, où sont ses intérêts ? Mon hypothèse est que si on fait vaciller ses intérêts actuels, elle sera amenée malgré elle à changer de comportement. Il importe donc d’identifier ces intérêts !

Renald Lubérice,

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