lundi 31 mars 2008

Lutte des classes, antagonismes de classe, racisme ... à Saint-domingue

La plus riche colonie du monde qu’est Saint-Domingue est en réalité un « eldorado construit sur un volcan[1] ». L’exploitation capitaliste de l’esclavage des noirs, la structure des classes sociales et les antagonismes de classes font de cette société un « grand containeur d’explosif » prêt à exploser à tout moment. Cependant les problèmes de classe étaient sans cesse « greffés sur des problèmes de race[2] », ce faisant les contradictions de classe s’aggravaient et rendaient moins probable « [l’] alliance entre les factions d’une même classe[3] ». Ce climat très mouvementé servait de socle d’accumulation de capitaux – économique, social et politique- aux élites, non sans incidences sur l’Etat métropolitain.

Dans les rapports sociaux les actants[4] ont pris habitude de dissimuler les contradictions et oppositions de classes au profit de l’antagonisme de races. Serait à la base de ce phénomène, selon Sauveur P. Etienne, le récurrent « amalgame classe-race[5] ». Le facteur premier désignant l’appartenance d’un individu à une classe est le taux de mélanocyte contenu dans son sang et non la communauté d’intérêts à la quelle il appartient objectivement. Dans ce schéma les classes sociales de Saint-Domingue se déclinent en une répartition ternaire: Blancs, Affranchis (sangs-mêlés et une toute petite minorité de Noirs libres) et Esclaves. Sauveur P. Etienne réfute cette lecture de la configuration de la société au profit d’une nouvelle forme de répartition toujours ternaire : « la classe supérieure, la classe moyenne et la classe des esclaves.[6] ». Dans ce nouveau schéma ce sont les intérêts de classe qui priment. Cependant l’auteur de l’énigme haïtienne semble sous-estimer un autre facteur déterminant qui est la conscience de classe. Des groupes sociaux qui ont l’air d’avoir des intérêts communs au-delà même de leur appartenance ethnique, unis par une même condition sociale, négligent le facteur concernant leurs conditions matérielles d’existence au profit de supposés intérêts ethniques. L’intérêt ethnique va de paire avec la création de l’identité raciale qui est le résultat d’un processus historique, d’une construction intellectuelle. Les actants sont pris dans une certaine réalité travaillée par l’idéologie que constitue « l’illusio » racial à Saint-Domingue. Tous les groupes sociaux semblent à un moment donné jouer le jeu. Le racisme est ancré dans toutes les sphères de la société, c’est « de la routine, des choses que l'on fait, et que l'on fait parce qu'elles se font[7] ». La société s’est construite sur lui et sa ‘‘disparition’’ remettrait l’existence même de Saint-Domingue en question. Ce qui ne tardera pas à arriver.

Les groupes sociaux susmentionnés constituent certainement une « classe en soi[8] » mais l’habitus « racial » avec toutes ses implications a pendant longtemps handicapé toute velléité d’union par communauté d’intérêts. La compréhension des actants eux-mêmes des causes de leur situation est fondamentale. C’est à ce moment-là que les intérêts de race vont se révéler illusoires, les mécanismes de domination –les stratégies de division pour mieux régner- vont être à jour, les actants s’uniront en fonction de leur communauté d’intérêts et deviendront une « classe pour soi ». Avant cette prise de conscience ultime qui allait permettre l’alliance entre mulâtres et noirs parler de classe sociale entant que communautés d’intérêts revient à projeter un regard sur les groupes sociaux et les structures de classe dans la société de Saint-Domingue qui ne corrobore pas à l’idée que les actants se font eux-mêmes de leur situation et la manière dont ils l’appréhendent.

Les intérêts existent en tant que catalyseur de conflits sociaux et permettent également « l’assemblage » d’individus, de groupes d’individus ou sociaux suffisamment conscients des bénéfices qu’ils peuvent tirés d’une éventuelle alliance avec des pairs mais aussi avec des ennemis d’hier[9]. Même si des actants peuvent avoir a priori des intérêts identiques, ces intérêts ne sont pas naturellement des intérêts communs. Ils ne le deviennent qu’après la prise de conscience des avantages qu’on peut tirer d’un « agir collectif » ou d’un nouement d’une alliance factuelle. C’est pourquoi certains groupes sociaux peuvent à un moment mettre en exergue l’argument des intérêts raciaux, puis celui des intérêts de classe, etc. Quand cela les arrange, des mulâtres font valoir l’argument racial, autrement ils avancent d’autres arguments. Pensant qu’entant que Mulâtre s’il met accent sur l’argument racial, cela peut, peut-être, contribuer à asseoir sa suprématie sur les Noirs mais l’empêcher de gouverner les Blancs du Sud, Rigaud a préféré jouer la carte des Droits de l’Homme. A cet effet il déclare : « […] je crois trop aux droits de l’homme pour penser qu’une couleur est naturellement supérieure à une autre. Je connais les hommes en tant qu’homme sans plus.[10] »

Après avoir Bénéficié d’un accord de commerce exclusif avec Saint-Domingue par le Biais de l’émissaire Maitland la Grande Bretagne semble tout à coup avoir une autre vision des Noirs et des luttes qu’ils mènent à Saint-Domingue. Bien que ce qui suit ne puisse pas refléter l’état d’esprit global des Britanniques, il montre néanmoins que les arguments raciaux ou de classe sont souvent stratégiques. Après avoir pris connaissance de l’accord commercial exclusif dont va Bénéficier son pays la London Gazette écrit :

L’événement le plus intéressant de la guerre actuelle pour la cause de l’humanité et pour les intérêts permanents de la Grande Bretagne est sans aucun doute le traité que le général Maitland vient de conclure avec le général noir Toussaint relatif à l’évacuation de Saint-Domingue. Ce traité reconnait en fait l’indépendance de cette île si précieuse qui sera à l’abri de tous les efforts des Français pour la reconquérir. Non seulement l’Angleterre n’aura pas à supporter les frais de fortification de l’île ou d’entretien des armées, mais elle jouira de l’avantage de se voir réservé son commerce exclusif.

Toussaint Louverture est un nègre, et dans le jargon guerrier il a été qualifié de brigand. Mais au dire de tout le monde c’est un nègre né pour défendre les droits de sa race et pour démontrer que le caractère des hommes est indépendant de la couleur de leur peau. Les derniers événements de Saint-Domingue ne tarderont pas à attiser l’attention publique. On les dirait calculés pour satisfaire toutes les parties. C’est une question capitale que d’arracher cette ile immense des griffes du directoire ; car de là, s’il regagnait du terrain, il pourrait à tout moment menacer et peut être assaillir notre meilleure possession des indes occidentales. D’autre part c’est un grand point en faveur de la cause de ‘humanité de voir une domination noire constituée et organisée pratiquement sous le commandement d’un chef ou roi noir. C’est à sa honte que le monde chrétien a pris l’habitude de dégrader la race noire… Tout libéral britannique se sentira fier de voir heureusement abouti la révolution dans ce pays[11]...

Pourtant quelque mois plutôt les Anglais avaient tout mis en œuvre pour ramener en vain les Saint-Dominguois à l’esclavage. Au moment où l’auteur écrit cet article pour « défendre » la cause de l’humanité, l’Angleterre a plein d’esclaves Noirs dans ses colonies. Voila comment des arguments raciaux –la prétendue infériorité noire- a disparu l’espace de quelques instants au profit d’une vision égalitaire des races. L’intérêt des britannique devient le même que celui de Toussaint. Ce sont les bénéfices que l’Angleterre peut tirer d’une éventuelle indépendance de Saint-Domingue qui justifie cet article.

pas de conclusion



{à suivre}



[1] Benoît Joachim, Les racines du sous-développement en Haïti, p-au-p, Henri Deschamps, 1979, P.15, Cité par Sauveur P. Etienne in L’enigme Haïtienne, …, op. cit. P. 55

[2] Sauveur Pierre Etienne, Op. Cit. P. 60

[3] Idem

[4] Ni le terme agent (trop passif), ni le terme actant (trop actif) ne correspond à l’idée que nous voulons ici exposer. C’est pourquoi nous avons recours au concept de « actant » emprunté à Lucien Tesnière. « Les actants sont les êtres ou les choses qui, à un titre quelconque et de quelque façon que ce soit, même au titre de simples figurants et de la façon la plus passive, participent au procès. » il permet, à notre sens, de mettre en évidence une dialectique qui est à la base de ces faits sociaux. Voir Françoise MADRAY-LESIGNE et Jeanine RICHARD-ZAPPELLA (éds.), Lucien Tesnière aujourd'hui, « acte du colloque international » CNRS, Université de Rouen, 16-17-18 Novembre 1992 (Eds 1995), P. 152

[5] Sauveur pierre Etienne, op cit. p.61

[6] idem P.62

[7] A propos du concept « illusio » voir Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, Seuil, 1997, pp.122-123

[8] Classe en soi et classe pour soi sont des termes utilisés par Marx et Engels in Manifeste du parti communiste, P. 36 en vue de désigner les différents degrés de maturité du prolétariat.

[9] Toussaint est un grand maître en la matière. A ce sujet Cyril L.R James déclare : « J’en demeure convaincu, jusqu’à ce jour, hormis Napoléon, aucun chef ou stratège de la période 1793-1815 n’a dépassé Toussaint et Dessalines. » in CLR James, Les jacobins noirs, Toussaint Louverture et la révolution de Saint-Domingue, Chatillon-sous-Bagneux, Editions Caribéennes, « Précurseurs Noirs », 1988, P. 12

[10] Idem P. 2003

[11] London Gazette, 12 décembre 1798, reproduit par C.L.R James, op. Cit. Pp.199-200

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