Bon gré mal gré, les Noirs américains redécouvrent leur « sang blanc »
Article du Monde paru dans l'édition du 07.06.08
ICK KITTLES, cancérologue et généticien réputé, professeur à l'université de Chicago, a toutes les apparences physiques d'un authentique Africain-Américain. Il a grandi au sein des communautés noires et s'est forgé une identité d'homme noir.
Il a aussi développé une passion pour la génétique appliquée à la généalogie. Comme des millions de Noirs aux Etats-Unis, il était curieux de savoir de quelle tribu africaine venaient ses ancêtres avant d'être envoyés en Amérique comme esclaves. M. Kittles a ainsi participé à un grand programme d'exhumation d'esclaves morts au XVIIIe siècle, afin de tester leur ADN. Il est aussi directeur d'African Ancestry Inc., une société de biotechnologie spécialisée dans la recherche sur les génotypes africains.
En se testant, M. Kittles a découvert que ses ancêtres maternels venaient du Nigeria et il s'est rendu sur place pour un voyage d'étude. Mais il a aussi fait analyser son chromosome Y, transmis de père en fils. Et là, surprise : son chromosome mâle est européen, probablement anglo-saxon.
M. Kittles n'est pas une exception : entre 35 % et 40% des Africains-Américains possèdent un chromosome Y venu d'Europe. Pendant la période de l'esclavage, les relations sexuelles, souvent forcées, entre les femmes noires et leurs maîtres blancs étaient courantes, ce qui a donné naissance à des enfants métis. Mais, au début du XXe siècle, la plupart des Etats fédérés adoptèrent des lois raciales dites « One Drop Rule » (« une goutte ») : toute personne possédant une seule goutte de sang noir devait être considérée comme noire. Dans leur douloureuse quête identitaire, les Noirs finirent par reprendre à leur compte cette règle arbitraire. Or, aujourd'hui, les tests génétiques les obligent à se souvenir qu'ils sont fils d'esclaves, mais aussi d'esclavagistes.
Lors d'une conférence organisée en avril 2008 près de Philadelphie par une association noire de généalogie, M. Kittles est revenu sur cette découverte intime : « Quand j'étais enfant, mon père m'avait dit que son arrière-arrière-grand-père était blanc. Ça ne m'avait fait aucun effet, car tout le monde voyait en moi un jeune Noir. Quand, des années plus tard j'ai reçu les résultats de mon test ADN et que j'ai vu mon chromosome Y, je me suis dit «Wow wow, qu'est-ce qui m'arrive ?» Puis tout m'est revenu d'un seul coup. »
M. Kittles a décidé d'en savoir plus : « J'ai découvert que je descends de l'homme qui a fondé la petite ville où je suis né en Géorgie. » En tant que généticien, M. Kittles annonce régulièrement à des hommes noirs que leur chromosome Y est européen. Beaucoup s'en doutaient, mais les autres sont surpris, choqués ou déçus.
Chris Haley, 44 ans, est archiviste à Annapolis, capitale du Maryland, et mène une étude officielle de généalogie sur la communauté noire locale. Il est aussi le neveu d'Alex Haley, auteur du célèbre roman Roots ( Racines), dont la publication, en 1976, fut un événement fondateur du renouveau de la quête d'identité africaine des Noirs américains.
Roots raconte la vie de Kunta Kinte, ancêtre d'Alex Haley, capturé en Afrique et débarqué comme esclave à Annapolis en 1767. Chris Haley a fait un test génétique en 2007, et a découvert que son chromosome Y vient du Pays de Galles : « Quand on fait des recherches sur soi-même, il faut être prêt à encaisser toutes les surprises. » Selon lui, la rancoeur des descendants d'esclaves vis-à-vis de l'Amérique blanche est regrettable, mais inévitable : « En 1963, mon oncle Alex Haley avait interviewé le leader noir Malcolm X. C 'est là que Malcolm a prononcé sa fameuse phrase : «Ma peau claire est le résultat du viol de la mère de ma mère par un homme blanc. Je hais chaque goutte de sang blanc qui est en moi.» Aujourd'hui, les choses ont changé, mais je connais des jeunes Noirs qui entretiennent cette hostilité contre leurs ancêtres blancs. D'autres refusent carrément d'aborder le sujet. » Chris, lui, se dit intrigué et intéressé par ses origines galloises, mais sa priorité reste d'en savoir plus sur ses racines africaines : « C'est cette culture-là que j'ai envie de mieux connaître. »
Yves Eudes
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